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Cinéma

« Kandahar (Safar E Gandehar) » de Mohsen Makhmalbaf

Le jeudi 18 octobre 2001.

Nafas (Niloufar Pazira), afghane partie de Kaboul en 1989, a eu la chance d’émigrer au Canada pour faire des études. Elle a reçu une lettre de sa sœur (en vérité, c’est la lettre d’une amie) qui veut commettre l’irréparable (le suicide est un péché pour les musulmans), car la vie n’est plus possible en Afghanistan.

Elle a conféré une charge symbolique à son geste, car elle veut se tuer le jour de l’éclipse, le 11 août 1999. Ainsi espère-t-elle dénoncer et témoigner de l’obscurité qui a envahi le pays sous le règne des talibans. Niloufar Pazira s’adresse à Mohsen Makhmalbaf, cinéaste iranien dont elle apprécie l’engagement. Il est d’accord pour l’accompagner dans son périlleux voyage, car elle veut se rendre clandestinement en Afghanistan. Il est d’accord pour filmer sa tentative de rendre visite à sa sœur et d’empêcher son suicide. En repérages, Makhmalbaf réalise qu’il est impossible de tourner en Afghanistan même, sans mettre tout le monde en danger : trop de trafic de drogue, trop de contrebande, trop d’insécurité. Deux millions d’Afghans ont quitté le pays, en guerre depuis vingt ans, sont clandestins en Iran ou dans les autres pays frontaliers où ils travaillent sans papiers et vivent dans des conditions de misère inacceptables. Beaucoup sont installés dans des camps de fortune le long de la frontière. L’Iran et l’Afghanistan ont une frontière commune de 800 kilomètres. Partout règnent la faim, la maladie, l’insécurité. Le film de Mohsen Makhmalbaf est un film contre tous les fléaux qui ravagent cette région du monde. À Cannes, à la conférence de presse, il reproche aux Occidentaux de s’émouvoir de la destruction des Bouddhas au lieu de s’émouvoir du sort de plusieurs millions d’êtres humains qui n’ont plus rien, ni habitation, ni nourriture, ni instruction et qui mourront cet hiver de famine, de maladie, etc. Dans une séquence très forte, il est montré en particulier, et ceci uniquement par des images, ô combien l’instruction religieuse n’est qu’un prétexte pour fidéliser et « enrôler » de tout petits gamins : s’ils récitent le Coran comme il faut, ils seront acceptés à l’école coranique, donc ils auront à manger, et leur famille aussi. Famille réduite à sa plus simple expression : des mères et des enfants affamés.

Mohsen Makhmalbaf aura rarement plaidé une cause avec autant de force et d’imagination : fourni autant de visions cinématographiques insolites pour retenir notre œil et accrocher notre regard. Exemple : affublées d’un genre jupette, balancées au vent par des parachutes, des prothèses descendent du ciel (en vérité, ce sont des paquets de nourriture et de médicaments qui sont largués par les organismes humanitaires) et un groupe d’unijambistes s’élance, enfonçant leurs béquilles dans le sol rocheux pour ramasser le butin. Car même celui qui dispose encore de ses deux jambes sait que du jour au lendemain il peut sauter sur une mine et avoir besoin d’une autre paire de jambes. Comme il est dit dans le film : « Ici, il vaut mieux avoir une paire de jambes d’avance. » Ce sont des images qu’on n’oublie pas. Des images inédites qui témoignent de l’engagement du cinéaste et de cette jeune femme réunissant leurs efforts pour alerter et informer.

Quand il sillonnait l’Afghanistan en repérages, Makhmalbaf a fait des rencontres. Ainsi se dit-il très impressionné par un jeune homme d’origine étrangère qui s’était engagé pour lutter contre les Russes, est resté au pays et a appris la langue. Il est devenu musulman et officie comme médecin. Il soigne tous les maux, qu’ils soient liés à la maladie, à la malnutrition ou au manque d’hygiène avec pour tout bagage quelques connaissances de base sur les antiseptiques. Souvent, les gens sont malades parce qu’ils boivent de l’eau souillée. Il lui révèle qu’il porte une fausse barbe, car n’ayant pas une pilosité suffisante, sans barbe il serait suspecté et n’aurait plus la confiance des malades. Ainsi le propos du cinéaste devient beaucoup plus complexe, car il ne s’agit pas seulement de dénoncer la chape de plomb qui pèse sur la vie des femmes afghanes, mais de montrer la norme qui pèse et étrangle aussi l’homme afghan. Sans barbe, sans turban, sans religion, il est pourchassé comme les femmes sans tchador. La terreur est générale, elle ne se limite pas à la femme et aux petites filles, privées d’instruction.

Les premiers déserteurs des régiments de l’armée des croyants des talibans, même si leur geste reste lié à une actualité qui a fait brutalement avancer la réflexion sur la vraie nature du régime, confirme la vision politique du cinéaste Mohsen Makhmalbaf. On ne peut rêver meilleur documentaire sur les talibans et le régime en place. Kandahar présente la fiction comme une réalité et dépasse par sa mise en scène ce qui est réel : le document brut acquiert cette force parce qu’il est passé par une subjectivité critique (le cinéaste) et par une demande affective (l’histoire de Niloufar). L’esthétique débridée d’un grand artiste nous donne à voir tout ce que ce régime hait et détruit. Et que ces femmes cachées sous leurs tchadris grillagés soient d’une beauté à couper le souffle, tant mieux. Que ces hommes cèdent à la « tentation », ils feront moins la guerre, et nourriront leurs enfants.

Heike Hurst