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Palestine

Yanoun ou le paradis infernal

49e mission civile, 27 février-7 mars 2003
Le jeudi 1er mai 2003.

Au moment où j’ai pris contact avec les CCIPPP (campagnes civiles internationales de protection du peuple palestinien), une des actions prioritaires était de tenter d’assurer une présence permanente à Yanoun, un petit village de la région de Naplouse, devenu symbole : les harcèlements, insultes, agressions à l’encontre des villageois ont été tels que ceux-ci ont évacué le village, une première depuis 1948 de sinistre mémoire.

Situé au cœur d’une région fertile et agricole, et donc convoitée, il abrite deux sources d’eau potable, véritable enjeu pour l’état d’Israël. Il est de plus sur le trajet de l’un de ces fameux « couloirs » de colonies traversant la Cisjordanie d’ouest en est et visant à la morceler (comme Gaza) en plusieurs îlots. Enfin, tout proche de la vallée du Jourdain, zone stratégique très surveillée par Israël, il est en zone C (sous contrôle total de l’armée).

À la fin des années 90, la politique de l’État a été de soutenir activement l’extension de la colonie ultra-orthodoxe d’Itamar, créée en 1984 et située entre Naplouse et Yanoun. Le 6 septembre 1998, les villageois ont appris par le Jerusalem Post que le gouvernement prendrait les terres de force pour y installer de nouveaux colons, principalement russes, qui sont arrivés massivement et se sont installés sur des terres ainsi confisquées aux paysans, en violation de toutes les lois internationales.

Au-dessus de Yanoun, les travaux ont commencé en 1998 et se sont intensifiés avec le début de l’Intifada. D’abord ont été construits des routes, des postes d’observation, des installations électriques. Puis les colons ont arraché des oliviers, tué des bêtes et harcelé les villageois : insultes, jets de pierre, tirs, bastonnades, etc. Plusieurs ont été hospitalisés à Naplouse. Les plaintes adressées à l’armée d’occupation sont bien sûr restées sans suite, les soldats étant là pour protéger les colons plus que pour les freiner.

En octobre dernier, lors de la récolte des olives, des pacifistes israéliens ont été blessés, un Palestinien a perdu un œil et un jeune homme est mort. À bout, les dernières familles de villageois (l’exode avait commencé en 1999) ont évacué le village dans les larmes le 18 octobre.

Je n’avais jamais mis les pieds en Palestine, et je m’attendais aux check-points, aux soldats, aux bulldozers, etc., au chaos et à la violence quotidienne.

Je me suis retrouvée à vivre huit jours dans un village de paysans sans y voir l’ombre d’un militaire ou d’un policier, ni celle d’un colon, ce dans un paysage biblique de collines, d’oliviers et de moutons laineux paissant sous les amandiers en fleur. Yanoun signifie, paraît-il, « lieu calme ».

Et pourtant la violence, l’angoisse et l’agression y sont palpables à chaque seconde. Angoisse, ces gros bâtiments sur les crêtes des collines : les avant-postes des extensions de la colonie d’Itamar située à 8 kilomètres du village. Allumés en permanence, quand Yanoun attend 16 h 30 et le démarrage du générateur pour avoir de l’électricité pour quelques heures. C’est le moment où dans chaque famille la télé s’allume, le four à pain électrique est branché (les deux fours communs ont été détruits), où les portables sont mis à recharger. À onze heures, le moteur s’arrête et le village est plongé dans l’obscurité. Seules les crêtes sont vivement éclairées par les projecteurs des colons. Durant la nuit, de gros faisceaux lumineux éclairent la colline et balaient le village, pénétrant jusqu’aux matelas où nous sommes étendus. Le jour, on ne peut faire un pas sans se demander si l’on n’est pas observé à la jumelle par les guetteurs. On admire les champs d’oliviers où l’on ne peut aller, et les montagnards que nous sommes sont frustrés de ne pouvoir aller se balader : les colons ont décrété que seuls le village, la route et quelques champs autour sont accessibles aux villageois, sous peine de passage à tabac. Palestiniens et internationaux l’ont vérifié à leurs dépens. Cette omniprésence de l’agresseur dans ce paysage si doux est génératrice d’une tension continue.

Angoisse, quand l’un ou l’autre est tourmenté par l’insomnie, à l’affût du moindre bruit qui signalerait une descente des colons. Pour ma part, les émotions m’écrasant, mon sommeil a été de plomb à Yanoun.

Angoisse paradoxalement, la nuit où ces fameux projecteurs — sans doute en panne — restent éteints !

Violence, l’œil mort de ce vieillard agressé sur sa terre en 1996 à 200 mètres du village.

Violence, cette maison cassée, abandonnée.

Violence, les bris de verre sur le rebord d’une fenêtre d’une maison écartée de dix mètres des autres, et pour cela plus souvent attaquée. La famille qui y vivait a déménagé dans une maison située au cœur du hameau, quelques dérisoires mètres plus bas.

Violence, le couvercle de la citerne fermé par un boulon, le maire expliquant : « Ils ont fait sauter le cadenas pour aller souiller l’eau. J’ai mis un cadenas neuf, ils l’ont cassé, un troisième, ils l’ont cassé. Un quatrième, un cinquième… à la fin, j’ai mis ce boulon, ils ne l’ont pas encore cassé. »

Nous écoutons. Les jeunes parlent tous anglais, et Catherine parle arabe ; et les langues racontent, les villageois veulent parler, dire, être entendus, et ne se lassent pas de reprendre encore leur histoire. Jean-Claude, auteur de documentaires, a apporté sa caméra et recueille les témoignages. Il est toujours le bienvenu, y compris pour les femmes, véhémentes à demander que le monde prenne enfin en compte leur souffrance.

Celle-ci a peur car sa maison est la dernière du village.

Celui-ci fut frappé sur le seuil de sa maison, devant sa femme et ses enfants.

Celle-ci a quinze enfants et un mari au chômage. L’un de ses fils nous parle devant sa maison détruite par l’armée avec laquelle il refusait de collaborer. Elle baisse la chaussette d’un autre pour nous montrer la trace de la balle d’un colon qui a traversé son pied.

Ceux-ci sont étudiants. Pour se rendre à Naplouse bouclée, ils passent par les collines pleines de soldats et de colons qui tirent les gens comme des lapins. Samedi 1er mars, nous apprenons que deux Palestiniens sont morts dans ces collines. Ça aurait pu être A., qui est allé à Naplouse en ce jour de rentrée universitaire, ou M., qui a tenté le passage le lendemain, sans succès.

Celui-ci a mis du bois mort et des barbelés sur un côté de son joli jardin. « Je n’ai pas de moutons, c’est pas pour eux ces barrières. Les colons lorsqu’ils descendent passent à travers le jardin, et ils arrachent les plantes et les pousses. Là, ils sont obligés de faire un détour. »

Malgré ces expériences terribles, tous sont accueillants et généreux. Beaucoup aiment bien rigoler, et les plaisanteries fusent le soir à la veillée. À Yanoun comme ailleurs l’humour permet de rire de l’insupportable. On découvre, malgré le temps restreint, malgré les liens très récents, un peintre qui dessine au stylo Bic des paysages merveilleux, une jeune fille qui caricature George Bush, un jeune chanteur qui offre le soir chants d’amour et chants de résistance repris par ses copains. J’apprends à étaler la pâte à pain sur les cailloux chauds, Catherine fait du fromage. On se met tous à faire du thé trop sucré parfumé à la sauge.

Chez certains, certaines, c’est la déprime qu’on lit sur le visage ou dans les silences. Il n’est pas toujours facile de parler. Je pense surtout à une jeune fille seule dans la maison, que la situation cloître sans qu’elle puisse sortir pour travailler ou faire des études. Et ni même pour se promener. Plusieurs jeunes filles, des mères ou des frères m’ont dit que si les familles en avaient les moyens, si le danger n’était pas si grand, ils enverraient les filles à l’université.

Et, assez vite, on sent aussi les querelles de village, qui nous rappellent que pour être martyr, Yanoun n’en est pas moins un Clochemerle en puissance, sans doute comme tous les villages du monde.

Les nouvelles de l’extérieur nous arrivent par le récit des habitants, car on ne comprend pas les infos à la télé jordanienne où, même Villepin, parle arabe… Chaque jour apporte son lot de morts : deux civils tués à Naplouse, douze civiles tués à Gaza, un enfant à… La Palestine tout entière est à bout de nerfs, la vie est paralysée, et tout le monde attend la guerre et ses conséquences. Les villageois savent que rien de bon n’en arrivera, ni pour les Irakiens, ni pour eux, ni pour aucun peuple d’ailleurs. Chirac le pacifiste a une cote d’enfer, mais grâce aux précédentes missions françaises les villageois de Yanoun savent par contre que sa politique intérieure ne nous satisfait pas !

Nous étions cinq à prendre le relais de la précédente mission. Nous sommes d’abord allés saluer chaque famille de Yanoun-bas et de Yanoun-haut, et puis nous avons établi sans difficulté le contact en jouant au foot avec les enfants, en discutant autour du thé, en invitant et en étant invités. Le soir, les garçons et les hommes venaient jouer aux cartes ou pousser la chansonnette dans la « maison des internationaux ». Nous avons invité les femmes à venir prendre un goûter afin de les y voir aussi. À cette occasion Jean-Claude et Christophe ont dû quitter la maison !

En cadeau, des pommes et des bananes achetées au bourg voisin qui ont beaucoup de succès : elles sont chères et, à Yanoun, on se serre la ceinture.

Au repas quotidien, que les villageois nous invitent souvent à partager : olives, huile d’olive et pain essentiellement, fromage de brebis frais ou sec. Du khubazze pour la verdure, une préparation avec des herbes ramassées aux abords du village. Parfois, une tomate, un poivron, des patates. Quelques familles sont ou ont été plus riches que les autres, elles ont du riz, un peu de légumes mais, en huit jours, je n’ai vu qu’une fois de la viande à table et… dans l’assiette des invités. Jamais un fruit.

Un jour, on a vu arriver un camion d’un programme alimentaire, distribuant de la farine. Les villageois en sont mécontents car elle est impropre à la fabrication du pain. Ils ont réclamé du riz.

Ils manquent d’argent : les colons ont grignoté leurs terres et leurs oliviers, qu’ils ne peuvent plus exploiter. À cause des routes coupées, ceux qui travaillaient ailleurs ont perdu leur emploi. L’appauvrissement, les difficultés de circulation, l’attente de la guerre : personne n’achète plus rien, et les brebis vieillissent sans être mangées, leur laine invendable sur le dos. Les fromages s’accumulent dans les bidons qui ne sont plus amenés au marché.

Yanoun est dépendant de l’aide alimentaire ou associative : nourriture, équipement, etc. L’Onu a construit un second générateur après la destruction du premier, le diesel de l’estafette scolaire est pris en charge. Les citernes en haut du village, payées par une association palestinienne gisent par terre, cassées. L’Autorité palestinienne qui leur avait promis une allocation mensuelle pour revenir peupler le village a paraît-il cessé ces dons au bout de deux mois.

Marie et Christophe, de Montbrison près de Saint-Étienne, avaient apporté des colombes de papier sur lesquelles des petits Français avaient écrit des messages de paix. Nous les avons lus et distribués aux enfants alignés dans la cour de l’école, qui ont répondu par un chœur solennel : « Thank you Montbrisou ! » Ils parlent tous anglais, langue qu’ils apprennent dès le primaire. Ils sont les élèves de la plus petite école de Cisjordanie : 3 élèves en bas pour le premier niveau, 14 élèves en haut ! Et trois professeurs s’occupent d’eux : en arabe, sciences et anglais. Ils nous offrent un thé et expliquent qu’ils n’ont manqué aucun jour de classe depuis le début de l’Intifada : il n’y a pas de couvre-feu à Yanoun. Pour finir, des enfants nous demandent comment ils sont, les colons de France.

Les colons sont omniprésents pour les enfants, tous les ont vus, certains ont vu leurs parents molestés. Un soir, je discute avec une jeune femme dans la petite cuisine d’une maison donnant sur la cour. Les gosses jouent à s’attraper et m’incluent dans le jeu : ils surgissent en criant : « The settlers ! The settlers ! (Les colons ! Les colons !) », comme ceux de France qui crient au loup.

Samedi 1er mars, je vais faire un saut à Yanoun-bas, rendre visite à une famille, jouer avec des enfants, l’un deux dessine dans mon carnet : la mosquée Al-Aqsa, le drapeau palestinien et la carte de la Cisjordanie.

Lorsque je remonte, j’apprends que j’ai raté l’unique occasion de la semaine de voir des colons : ils se sont installés à mi-pente de la colline, en face du village, pour faire peur aux gosses qui jouaient au foot. Terrifiés, les enfants se sont rués chez eux en hurlant.

Le maire — qui s’est fait agresser sept fois — a insisté pour que tout le monde ressorte jouer, enfants et Français. « Pour leur montrer qu’on n’a pas peur. » Les colons, enfants et adultes, sont repartis. C’est le samedi, jour de congé, qu’ils ont l’habitude de descendre intimider les villageois. Ils viennent moins au village depuis la présence des internationaux qui ne sont pas à l’abri de leur haine puisque deux hommes qui s’étaient écartés du village se sont faits tabasser en janvier.

Mardi, on voit des ouvriers prendre des repères pour le raccord de Yanoun au réseau d’électricité. Les villageois sont persuadés qu’une fois les fils installés ils seront coupés par les colons.

Mercredi, une coccinelle antédiluvienne, la voiture préférée des gens du coin, arrive avec deux hommes de Taayoush apportant une imprimante photocopieuse à l’école. L’un d’entre eux est David, qui s’est fait casser le nez il y a quelques semaines par les colons furieux qu’un juif soit solidaire des Arabes exécrés. Ce matin-là, seconde alerte de la semaine : Jean-Claude discute avec un homme du village qui ramasse du bois avec ses enfants en contrebas des maisons, quand tous entendent des cris, mais sans voir personne.

Jeudi, une famille revient s’installer dans une maison. Les hommes nettoient la cuve sur le toit, la femme range l’intérieur. Les enfants se cachent car ils nous ont pris pour des colons. On apprend que deux autres familles arrivent dans la semaine.

Et c’est le moment du départ. Je suis assez assommée par le séjour, avec l’impression d’avoir été décousue, incapable de me retrouver dans l’espace et le temps de Yanoun, mais sans doute est-il difficile de garder de la distance dans des conditions pareilles. Je vais faire un tour de salutations, arrivant dans les familles au réveil : c’est vendredi. Gentils, les adieux sont accompagnés d’un thé et de quelques phrases :

 Je reviendrai avec cent Français !

 Oui, si on est encore là…

Pour d’autres, c’est carrément : « Si on n’est pas tous morts ! » Moi, plus athée qu’une mule, je me surprend à penser « Inch’Allah ! »

Et puis chez chacun, discrètement, la question arrive : « Catherine et Jean-Claude partent aussi ? Mais qui va vous remplacer ? Antoine va rester ? Vous savez que demain c’est samedi ? » La peur des habitants de Yanoun est la peur de l’agressé, elle n’est pas la peur de l’agresseur. Elle est impuissante : une femme, un enfant seul à la maison ne se barricadent pas. Elle ne comporte pas de haine. Avant de partir, en guise de plaisanterie (douteuse, peut-être), je dis à un jeune homme : « Bon, qu’est-ce qu’on fait pour les virer ? » Il me répond : « Que veux-tu faire ? Ils veulent nous haïr ? Qu’ils nous haïssent ! »

Le peintre que je vais saluer en dernier m’apprend un fait qui me plonge dans un nouvel abîme de perplexité : « Au début, le chef des colons, le pire, venait prendre le café au village. Les colons le traversaient pour aller d’une colline à l’autre. Et puis, les routes construites, l’électricité installée, les habitations peuplées, ce furent les raids et les agressions. J’ai demandé pourquoi. On m’a répondu : "Avant on était faibles, on venait chez vous. Maintenant on est forts, et on va vous virer". »

Anne-Leïla Olivier

Les habitants de Yanoun sont reconnaissants aux internationaux d’être là, et très inquiets de la permanence de cette présence. Heureusement, quelques-uns restent plusieurs mois en Palestine et à Yanoun, comme Robin, un Anglais.

Une épreuve d’un autre genre m’attendait avant de quitter ce pays : le lendemain, à l’aéroport, les douaniers israéliens me trouvent probablement louche, ils me mettent sur le côté et m’interrogent pendant une heure et quart : « Pourquoi êtes-vous venue en Israël ? Chez qui étiez-vous ? Et pourquoi ? Et comment s’appelle son mari ? Ses enfants ? Leurs amis ? Pourquoi votre sac est-il si petit ? Pourquoi votre passeport est-il neuf ? Pourquoi êtes-vous née au Maroc ? Qu’est-ce qu’ils faisaient vos parents ? Vous avez des contacts là-bas ? Est-ce que vous parlez arabe ? » ça vous achève !


À paraitre prochainement aux éditions de l’Esprit frappeur, Enquête en zone d’attente : que se passe-t-il à Roissy pour les étrangers sans visa ? Anne-Leïla Olivier.