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Pour la non-violence collective

Le jeudi 1er mai 2003.

À propos de la violence et de la non-violence (voir les numéros 1312 et 1313 du Monde libertaire, notamment les articles de Johan et de Michel Sahuc), je veux attirer l’attention sur ce qui me paraît « le » point sensible.

Retenons d’abord deux aspects nouveaux dans la situation mondiale. D’une part, les moyens des dominants n’ont jamais été aussi puissants ; donc « prendre les armes » (et lesquelles ? à qui ? à quel prix ?) est probablement voué à l’échec. D’autre part, l’idée se répand que les moyens collectifs non violents peuvent être efficaces : alors que jusqu’ici, par exemple, la plupart des gens faisaient la grève sans mettre ce moyen en relation avec la non-violence, une constante des manifestations massives actuelles est une aspiration diffuse à la non-violence. Chez les anars, la mise en question des moyens violents apparaît dès le début du xixe siècle, et, pour la période actuelle, de plus en plus explicitement, par exemple dans les colonnes du Monde libertaire ou d’Alternative libertaire. Quant à ceux des croyants et des humanistes qui, sans contester la domination dans son principe, se réfèrent plus ou moins à la non-violence, ils invoquent de plus en plus souvent un « droit », ou même un « devoir », de « désobéissance civile ».

À situation nouvelle, stratégie nouvelle. Élargir l’intersection entre les courants anarchistes et les courants non violents me paraît souhaitable, mais à condition d’être clairs sur le rapport entre les moyens et la fin. Ce que j’appelle la non-violence collective — je n’ai rien à dire sur l’individuelle — n’est pas une mystique. C’est une forme d’action politique, caractérisée par son abstention de tout recours à la violence armée et par son lien avec une fin qui exclut la violence, donc toute forme de domination.

Considérer que la domination est, dans son principe même, une violence, ça ne fait guère problème pour des anarchistes. Par exemple, les militants groupés autour de la revue Anarchisme et Non-Violence (1964-1974) se déclaraient non violents parce qu’anarchistes ; moi, je me dirais plutôt anarchiste parce que non violent ; mais cette divergence n’a guère d’incidence pratique. Le point sensible est ailleurs, au plan de la pratique, justement.

Il ne faut pas se cacher qu’en cas d’opposition frontale, quand les dominants jugent menacés leurs intérêts vitaux, la non-violence collective prend le risque d’être écrasée. Rien à voir avec la médiation à l’abri des matraques ni avec la diplomatie à l’abri des canons. Pas de position de repli. L’efficacité consiste à se refuser tout recours, « même ultime », à la violence armée. C’est parce que la non-violence ôte ainsi aux soldats et autres policiers — eux-mêmes dominés, et d’autant plus qu’ils sont plus bas dans l’échelle sociale — une raison d’avoir peur d’être détruits qu’elle a des chances de les déstabiliser, de leur saper le moral, de les amener à écouter eux aussi leur désir, leur sensibilité, à réfléchir, à refuser eux aussi d’obéir. Si on se réservait de faire appel à la violence « en cas d’échec » de la non-violence, on priverait celle-ci de son efficacité : provoquant la peur, on perdrait toute chance d’arrêter la violence. Comme l’anarchisme, la non-violence collective ne peut admettre de compromis sans devenir inefficace, car tout recours à la violence perpétue la domination, en la faisant tout au plus changer de camp.

On a beau recourir à des moyens dénués de violence, tant qu’on envisage de recourir en dernier appel à la violence armée, on reste dans la casuistique de tout dominant : « La violence, c’est pas bien, sauf quand j’y recours comme à un mal nécessaire pour défendre des valeurs supérieures », la Foi, la Démocratie, l’Ordre, la Paix, la Liberté, les Droits de l’Homme, la Révolution, etc. (une variante de cette casuistique figure dans le Lexique de la non-violence, p. 30, ouvrage de Jean-Marie Muller dont Johan conseille la lecture avec raison, mais en oubliant d’avertir le lecteur sur ce point capital). Cette casuistique récupère l’idée de non-violence au profit de la domination. Conséquence pratique : dans toutes les manifestations altermondialistes, on voit ceux qui se réfèrent à la non-violence se mettre au service des dominants pour exclure les anarchistes, présentés comme se livrant à des violences. Reproche fondé quand ceux-ci tombent dans le piège du combat de rue, mais pur prétexte en cas de sabotage et de destruction d’objets symboliques de la domination (faute de système nerveux, les objets ne subissent aucune violence !).

La non-violence collective n’est pas une valeur parmi les autres, mais le critère de toutes les autres (sauf de l’objectivité scientifique, dont nous avons intérêt à nous servir, mais qui est d’un autre ordre…). J’évite l’étiquette « pacifisme intégral », non à cause d’« intégral », bien sûr, mais à cause de « pacifisme » : ce terme évoque inévitablement des rassemblements hétéroclites, qui occultent les conflits réels, la lutte des classes et les multiples et complexes hiérarchies de domination.

En refusant que la fin justifie les moyens, nous luttons le dos au mur. Nous savons qu’il y aura des victimes, mais, dans la situation mondiale actuelle, il n’est pas déraisonnable de supposer qu’au total, le pari sur une non-violence qui s’attaque, en amont, à la cause générale des violences, à la domination dans son principe, fera moins de victimes que les éternels compromis avec elle. Nous ne nous en remettons pas, contrairement à ce que pense Michel Sahuc, à l’humanisme de nos adversaires (comme le faisait Gandhi), pas plus qu’à la compassion de ce monstre froid qu’est l’État : nous nous adressons à des dominés comme nous. Toutefois, il y a urgence. N’attendons pas que les soldats aient été transformés en robots et que l’opinion publique ait été parfaitement aseptisée.

Sauf à croire au miracle (de la « volonté individuelle libre » ? des « forces vitales » ? du « dynamisme prolétarien » ?), nous avons intérêt à prendre en compte les mouvements de masse actuels, tels qu’ils sont, et, pour que la désobéissance civile s’inscrive dans une action explicitement révolutionnaire, à faire connaître, par notre pratique et notre discours, les risques et l’enjeu, c’est-à-dire les dimensions pratique et théorique, de la non-violence collective. Dans cette perspective, le plus difficile n’est pas de prendre conscience de la lutte des classes à partir du vécu d’exploités ou d’« exclus », ni de condamner le capitalisme dans son principe à partir du constat de ses conséquences, mais bien de lutter contre la domination sous toutes ses formes alors qu’on a été conditionnés dès l’enfance à la subir et à l’exercer, et, plus encore, de parier sur la non-violence collective malgré les risques. Et, pourtant, s’il y a une solution, c’est probablement celle-là.

François Sébastianoff


François Sébastianoff a écrit dans Réfractions, nº 5, le texte de présentation « Violence, contre-violence, non-violence anarchistes », dans le même numéro l’article « Ni magie ni violence : deux paris pour une autre civilisation », et dans Réfractions, nº 7 l’article « Les Actions directes dites non violentes » (tous consultables sur le site Internet refractions.plusloin.org). De l’article « Ni magie ni violence » un extrait a été publié, sous le titre « La non-violence comme critère des autres valeurs » dans Alternatives non-violentes, nº 117, et un autre extrait, sous le titre « Pratique scientifique et objectivité », dans Le Monde libertaire, nº 1267.