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« Balises de survie »

Des Sanisettes pour les pauvres

Le jeudi 21 avril 1994.

Des « balises de survie » dans lesquelles s’installeraient les sans-logis, voilà le projet élaboré par Paul Virilio et Chilpéric de Boiscuillé, repris par certaines municipalités à défaut de donner dans le logement social.

Jean-Pierre Garnier nous explique, non sans ironie et colère, ce qu’il devrait en être de ces niches à l’usage des plus démunis.



D’étranges édicules jalonneront peut-être d’ici peu les rues de Paris et des grandes agglomérations. On connaissait déjà le « mobilier urbain » installé avec autant d’outrecuidance que de mauvais goût sous les auspices de Jean-Claude Decaux. Voici que des « balises de survie » vont venir compléter le tableau. Qu’est-ce ? Des petits équipement de première nécessité qui devraient « aider les sans-abri à se maintenir la tête hors de l’eau ». Du moins, si l’on se fie aux propos de leurs généreux concepteurs, l’urbaniste Paul Virilio et l’architecte Chilpéric de Boiscuillé. À tout prendre, néanmoins, ils ont tout l’air de vouloir nous mener en bateau.

Invoquant Le Corbusier, ils se plaisent à comparer les métropoles de l’Occident à des paquebots. Battant pavillon capitaliste, ceux-ci comportent, comme il se doit, plusieurs classes. Mais que faire de tous ces déclassés de plus en plus nombreux cramponnés au bastingage, dont on n’a même plus besoin comme soutiers ? En stewards zélés soucieux de plaire aux voyageurs huppés du pont supérieur, de Boiscuillé et Virilio sont parfaitement d’accord pour que ces passagers en surcharge soient balancés par dessus bord. (Dans les cabines de luxe, on parle de « sureffectifs ».) Mais on veillera tout de même (humanitarisme oblige !) à ce qu’ils ne coulent pas au point de se convertir en épaves. Aussi lancera-t-on des « bouées de sauvetage pour empêcher ceux qui tombent à l’eau de se noyer », pour reprendre une formule chère au tandem Virilio-de Boiscuillé. Et que l’on ne vienne surtout pas reprocher à ces deux âmes charitables d’institutionnaliser la pauvreté en lui donnant pignon sur rue. « Ce ne sont pas les canots de sauvetage qui institutionnalisent la tempête », tonne Boiscuillé.

À appeler « tempête » les remous que le mouvement du capital imprime à l’économie mondialisée, on veut nous faire croire que les capitaines d’industrie et les flibustiers de la finance vogueraient de concert avec le commun. Or, pas plus qu’ils ne naviguent dans les mêmes eaux, dominants et dominés ne sont embarqués dans le même bateau. Pour les premiers, l’image du paquebot convient effectivement. Mais, mis à part les tourmentes financières qui font de temps à autre chavirer les cours de la Bourse et le cœur des boursicoteurs, nul grain ne risque d’interrompre la croisière. Pour les seconds, en revanche, ce serait plutôt la galère. Pris dans le maëlstrom des « mutations », technologiques ou autres, engendrées par la « guerre économique » qui met aux prises les firmes et les conglomérats sur le marché planétaire, beaucoup ont peur de sombrer à leur tour dans la misère. Or, de là vient peut-être le gros temps annoncé. Car si nos deux sauveteurs improvisés recommandent de mettre sans plus tarder des canots à la mer, c’est sans doute pour éviter qu’à la longue les exploités et les humiliés en viennent à se mutiner. Mais laissons-là ces métaphores marines et maritimes qui valent pour la société toute entière à une échéance plus ou moins lointaine, et voyons de quel secours peuvent bien être les « balises de survie » pour nos cités dans l’immédiat.

Tout au long de ces années de modernisation, de rationalisation et de restructuration de l’économie, la pauvreté, comme chacun sait, n’a cessé de croître et les pauvres de se multiplier. A tel point qu’on ne les qualifie plus de « nouveaux » depuis belle lurette, tant ils font désormais partie du paysage de nos villes. Cependant, à force de proliférer, ils finissent par le polluer. Ces zombies de la « crise », qui hantent les rues, les galeries marchandes ou les couloirs du métro, sont, en effet, souvent dépenaillés, malpropres et malodorants. Faute d’avoir accès à des soins médicaux décents, ils sont en outre mal portants et donc éventuellement contagieux. Dans nos quartiers rénovés, nos rues ravalées et nos centres historiques réhabilités, le délabrement de ces gens à la tenue relâchée fait indéniablement désordre. Bref, dans la vitrine rutilante de l’entreprise France, ils déparent.

Adeptes de l’écologie urbaine, Paul Virilio et son acolyte de Boiscuillé ont trouvé une solution des plus hygiénistes pour enrayer la dégradation de l’environnement sous l’effet de ces « nuisances » d’un type nouveau : implanter sur la voie publique des « lieux » pour inciter les SDF, clochards, zonards et autres abonnés au macadam, à se refaire de temps à autre une beauté. Comme ces passants qui s’esquivent dans les toilettes Decaux pour se soulager, les loosers de « la France qui gagne » pourront ainsi s’engouffrer dans ces « bornes anti-échec » (sic), pour se laver, se raser, nettoyer et repasser leurs vêtements, bref, redevenir des citadins présentables. A défaut d’être invisibles, ils ne choqueront plus la vue. Ainsi la vision des pauvres sera-t-elle rendue plus supportable et, avec elle, celle de la pauvreté. « Pauvres mais dignes ». A l’orée du troisième millénaire, le vieux précepte des bien-pensants du siècle dernier a encore l’avenir devant lui.
On comprend l’accueil favorable dont ce projet d’assainissement urbain d’un genre inédit a pu bénéficier auprès de Jacques Chirac, Jean Tibéri et autres édiles de la capitale que l’on ne savait pas aussi sensibles au malheur des gens sans toit. Que ce soit place de la Réunion, quai de la Gare, sur l’esplanade du Château-de-Vincennes ou avenue René-Coty, le maire de Paris et ses associés n’avaient pas donné l’impression de compatir énormément au sort des familles jetées à la rue. Mais il ne faut pas confondre « mal logés » et « sans domicile fixe », même si la frontière est des plus poreuses entre les deux catégories. Les premiers s’entêtent à réclamer un logement et n’hésitent pas à manifester, à squatter, à exiger (quelle horreur !) la réquisition des appartements vacants. Tandis que les autres, moins revendicatifs et moins bruyants sont, paraît-il, voués au nomadisme. Jamais à court de néologismes pour gruger les gogos, Paul Virilio a forgé une appellation pour désigner ces naufragés qui, après avoir « plongé », se trouvent largués dans le vide social de la galaxie urbaine post-moderne : les « urba-nautes ».

Telle que la définit de Boiscuillé, la « nouvelles forme de domiciliation » à laquelle elles correspondent nous fait entrer de plain-pied dans le règne de cette fameuse « virtualité » dont son complice Virilio nous rebat les yeux comme les oreilles. Car, « avoir une adresse à défaut de domicile », n’est-ce pas précisément là un parfait exemple de cette simulation généralisée dont il ne cesse par ailleurs de dénoncer l’emprise totalitaire ? Mais on verra plus loin que si totalitarisme il y a, en l’occurrence, ce n’est pas celui-là. En attendant, il faut reconnaître l’indéniable avantage, au plan financier, d’une solution qui revient à domicilier des gens sans avoir à les loger.

Toujours soucieuses de venir en aide aux plus démunis, pour peu que cela ne lèse pas les nantis, les municipalités ne pouvaient manquer de sauter sur pareille occasion. Outre la mairie de Paris, celles de Nantes, de Lyon, de Marseille proposent déjà d’offrir gracieusement des emplacements pour la réalisation de ce projet altruiste. Et cela d’autant plus volontiers que ceux-ci sont trop exigus pour intéresser les partenaires habituels en affaires : promoteurs, banquiers, constructeurs, marchands de biens et marchands de villes de tout acabit. Après le partage du gâteau immobilier, on pourra toujours octroyer, au titre des bonnes œuvres, des miettes de terrains sans valeur foncière donc impropres à la spéculation : angles de rues, pieds d’immeubles aveugles… Des espaces résiduels, en somme, pour les résidus de la société.

Aussi modestes soient-ils, ces « petits objets architecturaux » supposent néanmoins un investissement minimal. Pour le rentabiliser, on se mettra à l’école de Jean-Claude Decaux. Sur les édicules placés bien en vue, seront apposés des panneaux publicitaires. Lors de la crise de 1929, des milliers de chômeurs avaient été obligés de se transformer en hommes-sandwichs. En ce siècle finissant, voici venue l’heure des homes-sandwichs. Et tant pis si leurs occupants éphémères n’y trouvent rien à croûter !

A ces hommes et ces femmes « à la dérive », il ne s’agit pas, en effet, d’assurer le gîte ni même le couvert, mais un « port d’attache » où ils pourront faire escale, le temps de se nettoyer et se changer, de prendre leur courrier, téléphoner, déposer ou récupérer des objets et des papiers personnels, de consulter la liste des « petits boulots » affichée à leur intention. Car il n’est pas question d’encourager le droit à la paresse. Avec les sanisettes philanthropiques de de Boiscuillé et Virilio, les pauvres n’ont, de toute manière, plus qu’à bien se tenir. Au sens propre du terme, bien sûr, mais aussi au sens figuré.

Dans la métaphore du « port d’attache », le « port » importe moins que l’« attache ». Pour avoir accès aux havres obligeamment mis à leur disposition, les « urbanautes » devront être munis d’une carte à puce délivrée par les services sociaux municipaux, valable un mois et renouvelable. Comme quoi ces chiens perdus dans la jungle des villes ne seront pas toujours sans collier, fût-il électronique. Se pointer dans l’une des niches qui leur sont réservées sera une façon comme une autre, pour eux, de « pointer ». On comprend maintenant pourquoi il était si urgent de permettre aux SDF d’« avoir une adresse à défaut de domicile ». Au travers de la sollicitude affichée à leur égard, perce en fait une vieille hantise des possédants et de leurs servants : contrôler les allées et venues de ces classes qui ne sont plus laborieuses, mais que l’oisiveté forcée ne rend pas pour autant moins dangereuses.

Une préoccupation qui, bien loin de s’estomper, revient de nos jours comme une obsession face à l’« in-vasion » de vrais-faux réfugiés provoquée par la mondialisation chaotique du capitalisme. Car depuis l’« effondrement du communisme », les boat-people n’ont plus le vent en poupe. Placés sous haute surveillance télématique, les abris prévus pour « nos » exclus ne pourront servir de refuge à ces indésirables. « La balise ne représente donc pas des commodités [sic] pour les clandestins recherchés », croit bon de préciser de Boiscuillé. Après l’Armée du Salut, l’armée des salauds.

Les mêmes qui ont célébré les « grands travaux du Président » alors que la construction du logement social partait à vau-l’eau, proclament, Virilio en tête, qu’« aujourd’hui, il y a de petits travaux beaucoup plus utiles, beau-coup plus urgents ». Car il n’est évidemment pas question d’inverser les priorités, dans le domaine du logement comme ailleurs, en faveur des « déshérités ». On se contentera donc de faire un petit geste, architectural, cela va de soi, quitte à miser sur les gesticulations publicitaires habituelles pour lui donner un semblant de grandeur. Jusqu’à ce que cette imposture de taille ne suscite parmi les intéressés le seul geste qui vaille : un bras d’honneur.

Jean-Pierre Garnier