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Réflexions sur la Révolution cubaine

juin 1961.

Nous avons publié dans notre journal trois articles sur la Révolution à Cuba [1] et le lecteur attentif a pu constater que des informations contradictoires avaient servi à élaborer deux de ceux-ci, le troisième — le premier dans l’ordre de la parution — qui émanait des milieux anarchistes amaricains, n’étant qu’une déclaration des principes sur lesquels doit se construire une société s’inspirant du socialisme libertaire.



En vérité la situation à Cuba n’est pas simple et la documentation objective pratiquement inexistante. Les agences, les journaux, la radio qui prétendent la refléter, interprètent les événements à partir d’une des options qui actuellement déchirent l’humanité. La presse locale, les journaux révolutionnaires parviennent difficilement en Europe. Les structures du régime obligent ces journaux d’opinion à une prudence qui rend à peu près incompréhensible des problèmes obscurcis également par le particularisme des Caraïbes et qui pourtant passionnent les mouvements ouvriers en marche vers leur libération.

Et pourtant, Cuba nous concerne tous ! L’insurrection qui a abouti au départ de Batista est le seul soulèvement classique de type populaire où le contenu social dépasse le mythe nationaliste, qui se soit produit depuis la fin de la guerre car les soulèvements coloniaux se sont surtout appuyés sur des idéologies nationales ou religieuses et les mutations en Europe centrale ont été le fait du prince, imposées par l’armée russe.

Nous soulignions plus haut le caractère tendancieux des informations qui nous arrivent ! Il nous faut donc essayer de comprendre ce qui se passe dans les mers chaudes en ignorant les propagandes intéressées d’où qu’elles nous parviennent ce qui ne veut pas dire que nous devons ignorer le contexte dans lequel s’inscrit la Révolution cubaine et qui est caractérisé par la présence à proximité de l’ile d’une grande puissance impérialiste et par la volonté d’expansion d’un autre impérialisme, l’impérialisme russe.

Dans son premier stade, la révolution cubaine est une révolution romantique, du plus pur style quarantehuitard, où le maquis remplace la barricade traditionnelle et où se trouvent mêlés la bourgeoisie libérale, les éléments socialistes, la paysannerie pauvre. Elle a un aspect Viva Villa qui enchante et qui rassure malgré les exactions de tout ordre qui malheursement accompagnent ces bouleversements. Par bien des côtés elle rapelle les méthodes de lutte qui entre les deux grandes guerres furent celles des militants syndicalistes et anarchistes espagnols. L’aspect physique de ses propagateurs bouscule dans notre tête ces images que domine la figure légendaire de Garibaldi. C’est à peine si une forme de pensée brumeuse et le son que rend une certaine dialectique nous obligent à convenir que le parti communiste participe à ce mouvement, après avoir dans une période précédente soutenu fermement Batista le dictateur vomi de tous et maintenant balayé.

Aussitôt au pouvoir la révolution tient ses promesses qui sont celles d’un socialisme modéré et libéral. En chaine, on nationalise les banques, les transports, l’énergie, les industries réservées au tourisme. On partage les terres arrachées aux gros propriétaires yankees ce qui est le moyen le plus sur d’arracher l’ile à la dépendance économique où l’industrie sucrière la tient et de pousser les paysans vers une culture plus appropriée au besoin de la population. Et à ce stade les difficultés commencent. Les éléments disparates de cette révolution simplement unis pour mettre fin à la dictature de Batista s’affrontent, les luttes d’influence au sein du gouvernement dégénèrent rapidement en combats de rues. La répression s’abat sur les opposants ; la révolution qui se fractionne grippe la machine d’État et tout naturellement son aile libérale se tourne vers les États-Unis qui guettent cette belle proie qui leur échappe, alors que l’autre, l’aile conduite par Castro fait appel à la Russie directement intéressée à saper l’influence américaine.

Arrêtons-nous un instant ! L’image de la Révolution cubaine s’est déjà bien modifiée. Les mois ont passé et nous sommes loin de ce soulèvement tumultueux qui exalte l’âme populaire. La puissance des deux antagonismes qui s’affrontent à travers le monde pèse lourdement sur le destin de l’ile. Sans les justifier, on comprend certains choix qui sont également ceux des peuples coloniaux. On peut penser que la précipitation qui a présidé à la transformation des structures du pays a hâté à l’intérieur du pays les interventions étrangères :
 Celle de l’Amérique, effrayée par le caractère exemplaire d’une expérience qui risque de faire tache d’huile et de s’étendre à travers les États du Sud, las du joug économique.
 Celle de la Russie qui a intérêt à avancer un pion près du jeu de l’adversaire mais qui, plus encore, veut orienter cette révolution pour l’empêcher de prendre un caractère exemplaire pour les satellites aux ordres de Moscou et aller grossir le lot des « hérétiques » du socialisme.
Disons le mot ! Il semble difficile à Cuba d’échapper à un certain opportunisme et plus que les appétits des impérialistes, ou le manque de formation idéologique du peuple cubain on est en droit de rendre responsable de ces « déviations » l’extrême faiblesse du mouvement ouvrier révolutionnaire incapable de jeter dans la balance un poids qui rend inutile le recours à un des « grands » qui dominent toute la vie économique et sociale du monde.

Mais aujourd’hui le mouvement révolutionnaire cubain amorce un tournant singulièrement plus grave et qui nous inquiète plus que l’origine des armes dont il se dote ou des alliances internationales circonstancielles auxquelles il est contraint. Dans une conversation avec un envoyé spécial de L’Express Fidel Castro n’a pas caché son intention d’en finir avec les « méthodes improvisées » c’est-à-dire les méthodes démocratiques, libérales voire libertaires. Non plus d’ailleurs que son admiration pour Lénine. Tout cela suppose la création rapide d’un parti unique doté d’un appareil, d’une presse unique sous le contrôle de l’État. À partir de là, les espoirs mis en la Révolution cubaine auront vécu et il ne restera au mouvement ouvrier international qu’à tirer un enseignement sérieux de l’évolution qui a conduit cette révolution de type classique à sacrifier l’originalité de son socialisme à sa volonté de survie, ses libertés à la protection efficace du bloc communiste, son indépendance nationale aux avantages économiques que la solidarité ouvrière ne pouvait lui garantir.

Oui, il n’existe pas de tâche idéologique plus importante que d’étudier la Révolution cubaine, non pas de façon passionnelle et en partant de sympathies ou d’antipathies que l’on éprouve pour l’un ou l’autre des blocs, non pas en se limitant à des arguments de propagande élémentaires, anti-Russes ou anti-Américains, qui sont fatigués d’avoir trop servi mais en essayant de comprendre des réalités économiques et politiques sur lesquelles notre faiblesse n’a point de prise, sur lesquelles nous ne pouvons peser et que les Cubains doivent affronter avec un matériau un peu plus consistant que les grands principes que nous nous plaisons tant à chevaucher.

C’est la raison pour laquelle notre journal publie et publiera dans cette page de nouveaux articles traitant de Cuba qui rendront parfois un son différent, mais qui auront le mérite de chercher à extraire de la seule révolution valable de l’après-guerre un enseignement précieux pour le mouvement ouvrier et libertaire.

la rédaction