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Suzy Chevet n’est plus

septembre 1972.

Avant de parler ici de celle qui n’est plus, avant de mesurer le vide que cause sa disparition, avant de vous dire la militante que nous perdons, qu’il me soit permis d’évoquer dans ma tristesse la fin d’une amitié presque trentenaire et dont la mort seule a pu rompre le lien.

Je laisse à ceux d’autres milieux que le nôtre de s’étonner, voire de s’indigner, que la notion humaine prenne le pas sur la cause.

Mais pour nous, pour qui la notion humaine est partie intégrante de la cause, pour nous qui ne nous agenouillons pas devant des entités métaphysiques, pour nous qui pensons qu’il n’existe de système qu’en fonction de l’individu, pour nous qui ne voulons pas de règles mais des accords, pas de démocratie mais un fédéralisme, pas de lois mais une pluralité de désirs liés par des contrats, il apparaîtra tout naturel que je fasse passer l’amie avant la camarade, et que je pleure d’abord celle avec qui, au cours de tant d’années de lutte, j’ai ressenti la chaleur humaine, que j’évoque nos haltes jalonnant un combat où nous nous sommes toujours retrouvés du même côté de la barrière, avec toutes les nuances qui existent dans un milieu d’hommes libres.

Lorsque des coups de boutoir ont frappé le mouvement, lorsque, sous couvert d’anarchie, des aventuriers politiques ont tenté de s’en faire un marche-pied, lorsqu’ils ont tenté d’introduire dans nos milieux des méthodes dictatoriales qui n’y ont pas cours, Suzy Chevet a été de ceux-là qui ont regroupé les exclus, les dégoûtés, les isolés, pour permettre à l’anarchie, comme à l’oiseau Phénix, de renaître de ses cendres.

Combien alors ses qualités d’administration et d’organisation ont permis à la Fédération de se relever, dans le même temps où sombraient ceux qui avaient eu la naïveté de croire que l’on peut noyauter un mouvement qui ne se compte pas en adhérents, mais en hommes.

On a souvent parlé, Suzy, de ton dévouement, un dévouement qui te mettait sur les rangs pour toutes les tâches militantes, sans souci de ton âge que faisaient oublier ton dynamisme et ta vitalité.

Je voudrais aussi parler de ton courage, de tes interventions auprès de la police, au cours de manifestations, pour tenter de soustraire des camarades au panier à salade.

Et nous savons tous les risques qu’il y a à parlementer avec des flics, surtout dans des circonstances pareilles.

Il y a un an tu goûtais encore leur hospitalité, pour participation à une manifestation parfaitement autorisée, au monument du chevalier de la Barre.

Aujourd’hui où tu n’es plus là, aujourd’hui où tu vas manquer tant à notre affection et à notre idéal, il importe de serrer les rangs pour combler le vide que tu laisses et pour porter plus loin la Fédération anarchiste et ses œuvres.

Reprendre le flambeau et poursuivre leur marche, telle est notre façon à nous d’honorer nos morts.

Comme le disait notre cher Sébastien Faure, si nous n’espérons rien de l’au-delà, si nous ne croyons pas à la problématique immortalité, nous savons que nous vivrons dans le souvenir de ceux qui nous ont aimés.

Étant de ceux-là, et étant de ceux qui t’ont le plus longtemps connue, je te devais ce rappel d’un militantisme dont je fus le témoin.

L’on ressent toujours un scrupule à parler de ceux qui ne sont plus, une crainte de les trahir.

Dans cet hommage que je te devais et que je ne pouvais que sincère, je pense avoir dit l’essentiel, je pense avoir dit ce que tu aurais voulu qu’il fût dit.

Dans la douleur qui frappe ton compagnon, que Maurice Joyeux sache et sente la chaude présence de la famille anarchiste, et de la vivante amitié qu’elle lui porte.

Maurice Laisant


Suzy Chevet (1905-1972)