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Mort aux voleurs !

Le jeudi 28 janvier 1982.

Au commencement des années 1880, l’anarchisme en France en est encore à ses débuts. Les compagnons, très minoritaires, n’étaient qu’un « demi-quarteron », mais, comme dira Grave, « ne faisaient pas moins de la besogne pour cent » [1].

En l’absence d’un organe de presse durable (La Révolution sociale, premier journal anarchiste français n’eut qu’un an d’existence), l’édition et la diffusion de placards furent les moyens privilégiés dont les compagnons se servirent pour diffuser leurs idées. Cette forme de propagande fut destinée à avoir un certain succès et, autour des années 1880-1890, nombreux manifestes, déclarations ou défense des compagnons virent le jour.

Les premiers placards furent édités dans les années 1881-1882 par un groupe parisien de propagande anarchistes et attribués à E. Gautier [2] : Mort aux Voleurs, Anarchie et Autorité, Les Anarchistes et l’Internationale. Le plus connu reste sans doute le premier. Grave, toujours, nous raconte comment ayant adhéré au groupe, on décida sur proposition de Gautier de publier un placard intitulé Mort au Voleurs : « Chacun devait avoir un projet. On verrait quel serait le meilleur. Ce fut mon projet qui fut accepté après quelques modifications de forme par Gautier » [3].

Quoi qu’il en soit, ce placard eut un franc succès dans les milieux anarchistes, et il sera réédité à plusieurs reprises en 1886 et 1890 à des milliers d’exemplaires. Il sera même l’inspirateur d’autres Mort aux Voleurs rédigés en 1893 contre les « panamistes » et en 1912 contre « l’honnête homme » par l’apologie de la bande à Bonnot.

Les raisons de ce succès sont sans doute à rechercher dans la netteté de l’argumentation, mais surtout dans le titre lui-même qui se veut être une sorte de cri de ralliement de tous les exploités contre les patrons (qui les exploitent) et leurs valets. Une idée centrale prédomine dans le texte il ne faut plus avoir de respect pour la propriété bourgeoise. En faisant le bilan de l’échec des révolutions précédentes, on incite les prolétaires à ne pas s’arrêter dans leur révolte à des révolutions politique, mais à pousser le terrain de la révolution sur le terrain économique par la nécessaire expropriation de la bourgeoisie, propos qui restent on ne peut plus actuels. Cependant, il s’agit là, à beaucoup d’égards, d’un texte « date » propre à une époque du mouvement ouvrier et de l’anarchisme, et nous ne pouvons pas souscrire aujourd’hui à l’intégralité des propos tenus. Nous vous le présentons cependant tel quel, amputé seulement de quelques redites à cause du peu de place dont nous disposons.

Manfredonia



Mort aux voleurs !  : ces trois mots, placardés sur les murs à certaines heures tragiques, ont toujours eu le don de faire tomber en extase les écrivassiers « comme il faut ». Ce que tous ces messieurs célèbrent, à l’envi, ce qu’ils proposent à l’admiration de la postérité, c’est la réserve — chevaleresque peut-être, mais à coup sûr fatale et naïve — des révoltés d’hier, fusillant sans pitié (pour l’honneur de la cause populaire !) ceux des combattants qui, prenant au sérieux l’insurrection et la victoire, s’étaient permis de mettre leurs mains calleuses, encore toutes noires de poudre, sur le moindre lambeau de la proie conquise, à la pointe du glaive, sur les usurpateurs vaincus.

Faudra-t-il donc — pour mériter de nouveau ces éloges suspects — que les révoltés de demain rééditent, à leur tour, cette tradition néfaste ? Faudra-t-il donc, à l’exemple des bourgeois conventionnels, flétrir et condamner Jacques Roux, conduisant les faubouriens affamés au pillage des accapareurs ? Faudra-t-il donc, comme en 1848, prendre, en pleine bataille sociale, la défense de la sacro-sainte Propriété contre ses pro-pres victimes, soudainement insurgées parce qu’elles en souffraient trop ? Faudra-t-il, une fois de plus, comme en 1871, respecter la Banque de France et les officines de la « juiverie », les « droits acquis » et les « domaines » particuliers ?

Faudra-t-il donc que des sentinelles montent de nouveau la garde auprès de la richesse commune expropriée ? Faudra-t-il donc frapper, comme traîtres ou sacrilèges, ceux qui, s’étant levés et ayant combattu parce qu’ils n’en pouvaient plus de misère, n’auront pas la vertu de continuer le même martyr, ni d’attendre, le ventre creux, que l’heure « légale » de la soupe ait sonné ? Ah ! cette abnégation, cette sagesse — chantées par les poètes et les rhéteurs — ont vraiment coûté trop cher aux pères pour que les fils s’y laissent prendre ! Le vieux Blanqui a dit à ce propos une parole bien profonde : « Il faut que, vingt-quatre heures après la révolution, le peuple ait déjà goûté les bienfaits d’un nouvel ordre des choses ! »

Vienne la crise suprême, et le prolétariat soulevé, secouant enfin les préjugés et les scrupules qui tant de fois lui firent perdre le fruit de ses héroïques efforts, saura se mettre immédiatement en mesure d’utiliser sa victoire. Il ne se contentera plus de proclamer platoniquement ses droits, il les exercera effectivement. Il ne s’en rapportera plus à ses dirigeants nouveaux, subitement intronisés à la place des anciens, du soin de lui rendre son bien et de lui octroyer la liberté, mais jetant au feu le Grand Livre, les titres de rente, les chartes de propriété et toutes les paperasses administratives ou judiciaires, il prendra lui-même possession, sans intermédiaire comme sans délai, à l’exemple de nos pères, les paysans de 1789 — ces glorieux « pillards » ! — de toute la richesse sociale, pour l’exploiter et en jouir, à son propre profit.

Et malheur à ceux qui voudront s’opposer sous un prétexte quelconque, à cette légitime reprise de possession, par Sa Majesté Tout le Monde, de son héritage volé, car ce serait à eux en vérité que s’appliquerait la parole terrible : Mort aux voleurs ! — avec les actes vengeurs qui doivent en être la conséquence et la confirmation !

Oui, Mort aux voleurs ! C’est à ce cri que les révolutionnaires se sont vus, depuis des siècles, traqués, persécutés, embastillés, proscrits, vendus, mis en coupe réglées ; — c’est à ce cri que, plus d’une fois, ils se sont, fratricides inconscients, décimés les uns des autres ; — c’est à ce cri qu’on a toujours ameuté contre eux les colères folles et les rancunes aveugles ; — c’est à ce cri que les despotismes multicolores, spéculant sur la peur, l’ignorance, l’égoïsme ou l’envie, ont si souvent réussi à les mettre hors l’humanité ! C’est également à ce cri qu’ils veulent prendre leur revanche.

Depuis trop longtemps, les déshérités de la vie sont traités de Pillards et de bandits par les privilégiés, quand, à bout de patience, ils se décident à revendiquer par la force l’émancipation humaine. Las à la longue de nous entendre accuser des crimes dont nous pâtissons par ceux-là mêmes qui les commettent et en bénéficient, nous entendons désormais, retournant l’outrage contre les insulteurs, leur cracher à la face ce défit menaçant : Mort aux voleurs ! Soit ! Nous en sommes.

Mais qui donc sont les voleurs ? S’agit-il de cette population misérable dans les rangs de laquelle se recrute le triste contingent des prisons et des bagnes ? S’agit-il de réclamer la mort « préventive » pour les pauvres diables que les affres de la faim jettent parfois, la nuit, au coin des rues, le poignard ou le revolver au poing, sur les passants attardés ?

Non ! mille fois non ! Ceux-là — de petits voleurs, en fin de compte — parce qu’ils sont entraînés à demander au crime les satisfactions que la Loi refuse à leurs besoins inassouvis, nous inspirent plutôt de la pitié que de l’horreur ou de la haine. Cette horreur et cette haine, nous les réservons pour la Société inique, démoralisatrice et homicide dont ils sont les premières victimes. Dans quel monde sont-ils nés, en définitive, dans quel milieu ont-ils grandi et vécu ? Dans un milieu vicieux où, du haut en bas de l’échelle — en haut surtout — tout est immoralité, gangrène et pourriture.

Comment donc s’étonner qu’il se trouve des gens qui, moins patients que la masse, tentent de faire en petit, pour leur compte personnel, ce qu’ils soient tous les jours accomplir en grand, sans vergogne comme sans remords, par les privilégiés de la haute pègre ?

Ce n’est pas sur eux, somme toute, que la responsabilité retombe, c’est sur la Société qui les corrompt, les exaspère et les opprime.

Non ! ce n’est pas contre ces excommuniés, ces parias, ces maudits — qui, demain, peut-être, épurés par le souffle vivifiant de la révolution, redeviendront des citoyens utiles et probes, parce qu’ils n’auront plus intérêt à être le contraire, — ce n’est pas contre ceux-là que nous empruntons aux réacteurs leur sinistre devise : Mort aux voleurs ! Et ne sont-ils pas préférables à ces travailleurs qui, à bout de ressources, s’en vont mendier la tête basse — après avoir produit tant de richesses à la société ?

Encore une fois, qui donc sont les voleurs ? Ah ! si facile est la réponse, longue serait l’énumération.

Voleurs, les politiciens qui, nouveaux Judas, leur vendent les fils du peuple, mais pour plus de 30 deniers !

Voleurs, les propriétaires qui se sont indûment approprié la jouissance exclusive du patrimoine commun !

Voleurs, les Watrins affameurs, dont l’escarcelle est gonflée avec du travail non rémunéré ! [4]

Voleurs, les marchands qui trompent sur le poids et la qualité !

Voleurs, les repus fainéants !

Voleurs, les seigneurs de la féodalité capitaliste, les barons du coffre-fort, du moêllon, de la houille et du fer !

Voleurs, les fonctionnaires qui les défendent, budgétivores et buveurs de sueur, policiers sans entrailles, parlementaires sans conscience, prêtres corrupteurs, magistrats d’Inquisition, soudards, assassins, traîneurs de sabre et faiseurs de lois, gens d’église, de caserne, de prétoire, de geôle et de lupanar, sangsues, rapaces, aux millions de suçoirs, qui gardent l’exploitation aux frais des exploités !

Tous voleurs, ceux-là qui, sans jamais mettre la main à la pâte, s’adjugent quand même la plus grosse part du gâteau !

Ce sont eux, eux seuls, qui, vivant du bien d’autrui, des efforts et du labeur des autres — lesquels meurent à la peine plus souvent qu’à leur tour — consommant sans produire au détriment de ceux qui produisent tout en consommant à grand peine, ce sont eux qui sont les voleurs, les pillards, les assassins.

Il y a longtemps que la conscience populaire les a jugés et condamnés. Il n’y a plus qu’à les punir. Aux volés revient le droit de cette mission justicière, et l’heure approche où ils se mettront en devoir de la remplir. Et ce ne sera pas seulement, alors, de la justice, ce ne seront pas seulement des représailles mérités, ce sera encore et surtout de la légitime défense.


Cette affiche de 1886 ou plus tard est aussi parue en manifeste : https://placard.ficedl.info/article10284.html

Le titre est repris vers 1893 en tract (ou affiche), version « Panamistes » avec un texte très différent : https://placard.ficedl.info/article8836.html (peut-être l’affiche des Archives nationales A.N., F/7/12518).


[1Jean Grave : Quarante ans de propagande anarchiste, éd. 1973 Paris, page 160.

[2Chef de file du mouvement anarchiste de ces années-là. Il fut condamné à quatre ans de prison en 1883 au procès des 66 à Lyon. Au cours de sa détention, il renia les idées anarchistes.

[3Id., Grave, page 160.

[4Il s’agit d’un ajout ultérieur à l’édition originale puisque les événements dont on fait allusion eurent lieu à Decazeville en 1886. [Note. Le placard de 1882 écrit « les Brêchards affameurs »].