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La loi Joxe

Interview d’un représentant de Texture

Le jeudi 29 juin 1989.

L’association Texture nous avait déjà fait part de sa position quant à la nouvelle loi Joxe sur l’immigration (cf. Monde libertaire nº 754). Nous les avons rencontrés à nouveau, et cela leur a permis de nous donner, en plus d’un complément d’information sur la nouvelle législation relative aux immigrés, leur approche des élections européennes et leurs projets de luttes pour l’avenir. Le groupe « Humeurs Noires » de Lille et l’association Texture ont déjà été côte à côte sur les mêmes terrains de lutte : contre les centres de rétention, pour un revenu garanti égal au SMIC pour tous, entre autres ; en attendant d’autres rencontres du même genre, nous vous faisons part des convictions de Texture, par la voix d’un de ses représentants, Saïd Bouamama.

Gr. « Humeurs Noires »



— « Humeurs Noires » : Pour revenir sur la loi Joxe, est-ce qu’elle implique des choses nouvelles à l’encontre d’associations issues de l’immigration, comme la vôtre ; sous quelles formes de la loi prévoit-elle de les contrôler ?

— SaÏd Bouamama : Ce que l’on peut dire, c’est qu’il y a toujours deux grandes tendances dans le mouvement issu de l’immigration. Dans le mouvement associatif jeune, en particulier, la première tendance, qui était de gérer la misère, et c’est ce que les pouvoirs publics essayent de faire faire aux associations : « Faites des cours de suivi scolaire, faites des cours d’arabe… » ; et la deuxième, qui était de faire de la politique, de défendre les intérêts de nos communautés.

Ce que Joxe propose, c est que les associations soient impliquées dans la gestion des populations issues de l’immigration, il propose que celles-ci soient liées à la préfecture, qu’elles y aient des lieux d’accueil, qu’elles aient leur mot à dire sur l’expulsion des gens. Concrètement, Joxe essaie de mouiller les associations issues de l’immigration. Nous, en tant que Texture, nous refusons d’être liés à la préfecture, nous nous positionnons dans la société civile comme organe de contre-pouvoir et de défense des populations issues de l’immigration. C’est à l’opposé de la loi Joxe qui, elle, voudrait nous impliquer dans les décisions de la préfecture. En fait, il y a une tentative de corruption…

— H. N.  : Et de vous rendre responsable de certaines expulsions…

— S. B. : Je crois que c’est le fond du problème, c’est : « Vous allez défendre les bons immigrés, et nous allons vous écouter ; mais les mauvais immigrés, vous serez complices de leur expulsion ». Je crois que c’est le fond de la loi Joxe.

— H. N. : La loi Joxe, c’est aussi un écho des accords de Schengen, accords qui nous promettent une Europe sécuritaire et policière. Et justement, des élections au niveau européen viennent d’avoir lieu, vous aviez choisi de présenter une liste au niveau de la métropole lilloise et, au moment des municipales, la liste « Citoyenneté contre la galère ». Mais, par rapport aux élections européennes, quelle a été votre position ?

— S. B. : Tout d’abord, je voudrais rappeler pourquoi Texture s’est présentée aux municipales ; c’est quelque chose que beaucoup de gens n’ont pas compris. On s’est présenté pour ne pas être élu, on s’est présenté pour tenir un discours alternatif, et c’est vrai qu’avec ce que l’on présentait, on ne pouvait pas être élu de toutes façons, on ne se fait pas d’illusions. Ce n’était pas des positions de gestion, ce n’était des positions pour obtenir une place ; c’était une condamnation des politiques de droite et de gauche, des formes habituelles de la démocratie, et ça va vous éclairer sur notre position par rapport aux européennes… On a eu des propositions pour que des gens de Texture soient placés en position éligible sur certaines listes : le Parti socialiste, qu’on a envoyé balader tout de suite, bien entendu ; mais aussi les Verts, qui m’ont demandé, en tant que président de Texture, d’être sur leur liste.

— H. N. : Il y avait tout de même, sur la liste des Verts, une personne issue du mouvement des immigrés, personne qui vient d’être élue…

— S. B. : C’est une personne des Jeunes Arabes de Lyon et de sa banlieue. Vis-à-vis d’elle, on a eu un petit problème, puisqu’on l’a soutenue alors que nous ne voulions pas prendre position vis-à-vis des européennes.

Mais cette personne a eu dans le passé des positions très claires, elle s’est battue par rapport à l’immigration. Donc, notre position a été de critiquer le programme des Verts, qui n’est pas clair du tout sur la question de l’immigration, mais aussi sur la question de l’Europe sociale, sur celle des droits minimaux du citoyen, puisque Waechter affirme qu’il faut fermer les frontières… Il affirme également que pour résoudre la question du chômage, il faut que « chacun cultive son jardin », ça veut dire quoi ? Ça ne nous satisfait pas, bien sûr, parce qu’on sait très bien qu’un ouvrier n’a pas que ça à faire et que la solution n’est pas là. Waechter affirme aussi qu’il y a un grand danger pour l’Europe et que ce danger est l’envahissement par les immigrés, des centaines de millions, dit-il, des pays du Sud… Donc, notre position était double : nous avons critiqué Waechter et signifié à la candidate que nous étions prêts à la soutenir, mais que si elle était élue, nous lui demanderions des comptes, parce qu’elle s’était engagée à prendre en compte les positions de Texture.

C’est vrai que c’est compliqué. Parce que soutenir une candidate des Verts, c’est soutenir les Verts, mais en même temps que nous l’avons soutenue — et cela par rapport à des positions très précises, et parce que nous la respections —, nous avons attaqué les Verts sur leurs positions sur l’immigration, et pas seulement. À notre sens, il n’y a aucun chèque en blanc fait aux Verts. Il y a maintenant le risque qu’elle soit entraînée vers des positions arrivistes, que d’autres immigrés connues, d’autres qui oublient d’où ils viennent, ce qu’ils font quand ils deviennent élus, notables.

— H. N. : Mais est-ce que tout cela explique complètement le fait que vous n’ayez pas participé aux européennes, que vous n’avez pas profité de ce moment là pour l’ouvrir un peu plus fort, comme vous l’avez fait lors des municipales.

— S. B. : Il faut dire d’abord que nous sommes contre l’Europe telle qu’elle se construit, et que nous considérons que tous les dicours qui disent « nous allons faire une autre Europe » sont faux, parce qu’ils ne tiennent pas compte de la réalité. Pour nous, le seul discours juste est de se battre contre l’Europe telle qu’elle se construit aujourd’hui. C’est une Europe qui remet en cause, au niveau de l’immigration, les lois qùe l’on a pu acquérir aujourd’hui en France, parce que c’est vrai que le rapport de force a permis, ici, d’obtenir des lois qui sont plus souples, par exemple, que celles qu’envisagent l’Allemagne. Moins souples que celles qui existent en Suède, c’est sûr, mais l’Europe se construit par rapport à l’Allemagne et pas par rapport à la Suède.

De même, l’Europe va remettre en cause le pouvoir des syndicats en France ; bon, c’est sûr que les syndicats, on peut les critiquer, on les trouve bureaucratiques, mais ils représentent quand même un certain nombre d’acquis sociaux. Pour nous, il était hors de question de jouer le jeu des européennes.

— H. N. : On en arrive à la question de la façon dont vous envisagez le futur, c’est-à-dire quels sont vos projets de luttes à venir ?

— S. B. : Il y a deux grands axes : d’abord, on voudrait développer un mouvement d’autonomie au niveau national, un mouvement d’auto-organisation. On va demander aux associations de se dégager de tout lien avec les partis politiques, de créer des comités de base par rapport à des problèmes concrets : logement, emploi, transport… Des luttes concrètes au niveau des problèmes que vivent les citoyens tous les jours. D’autre part, au niveau local, on va essayer de développer sur Lille des comités d’usagers, des comités de citoyens, de contre-pouvoir en fait. Car nous pensons que les élections sont un moyen de s’exprimer, quand on en a les forces, mais que le plus important est de développer dans la société civile, dans la vie de tous les jours, des comités de contre-pouvoir qui imposent des rapports de forces sur chacun des sujets de lutte. Sur la question du métro, par exemple, on va essayer de développer sur Lille un mouvement d’usagers qui s’opposent aux prix de celui-ci. Sur la question des loyers, on va essayer de développer un mouvement qui s’oppose à l’expulsion de ceux qui ne peuvent pas payer. Sur la question du revenu minimum, on va tenter de développer sur Lille, par rapport à la DDASS, aux représentants de l’État, un mouvement qui impose un salaire social égal au SMIC. En sachant très bien que c’est limité, parce qu’il faut développer un véritable rapport de forces, pour imposer ces questions là. Notre voie, pour les années à venir, c’est l’autonomie opposée aux décisions étatiques.

— H. N. : Tu prépare également la sortie d’un bouquin…

— S. B. : Je sors un livre au mois de septembre avec Michel Roux et Albano Cordéro, issus tous deux de la mouvance dite d’extrême gauche, maoïste et anarchiste. Le livre a pour objectif d’essayer d’expliquer comment on conçoit une autre société sur la base de la démocratie directe, en dehors des partis politiques et de l’État. Nous avons essayé d’aborder dans ce livre à la fois l’histoire de la forme démocratique (bourgeoise, représentative…) et de montrer qu’il était possible d’organiser une société axée sur les quartiers, les collectifs de citoyens, les collectifs d’entreprise… sur la base d’une démocratie directe, et nous pensons que c’est la seule voie à la crise de la société actuelle.

— H. N. : Il y a aussi une déclaration des droits du citoyen qui se prépare…

— S. B. : C’est pour nous le projet de société qu’on a, mais cette société on ne veut pas la construire tous seuls ; donc, cette déclaration vise à provoquer des débats avec toutes les forces qui veulent aller plus loin que la démocratie représentative Par exemple, dans la déclaration des droits du citoyen, on propose la suppression de l’héritage, c’est clair que ça va provoquer des débats. C’est clair que l’on va se couper de beaucoup de gens, mais on voudrait sur chacun des articles avoir un débat avec les gens qui veulent aller de l’avant. Cette déclaration ne doit pas être prise comme une fin en soi, mais comme un objet de débats, qu’elle soit critiquée, améliorée, et qu’elle constitue en quelque sorte un texte porteur d’un projet de société, symbole commun d’une société vers laquelle on voudrait aller.