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Ballatum théâtre

« Ce soir là elles ont lu Sade »

Le jeudi 29 octobre 1987.

Depuis qu’il a créé son premier spectacle. Chez Panique, en 1983 — avec pour seul viatique les conseils et les encouragements de Roland Topor —, le Ballatum théâtre n’a pas cherché la facilité (si ce n’est avec Beaux Draps) pour se faire un nom. Il préserve au contraire une image de franc-tireur : de Babylone Future d’Enzo Cormann (ambiance Berlin et montée du nazisme) à l’Éveil du Printemps (l’éveil chez les adolescents de la sexualité et sa répression) de Frank Wedekind. l’inspiration s’est voulue mordante et se trouve rehaussée de ce qu’en toile de fond, confusion politique et esse sociale bornent l’horizon…

Dessert ou ce soir-là, elles ont lu Sade est de la même veine. S’il fallait douter de ce que Sade n’y est qu’un « préte-texte », on ne pourrait saisir combien est rendue la dérision de ce jeu « une soirée particulière où tout s’enchaîne dans la touffeur grise d’une nuit d’été » [1]. où cinq personnes laissent déraper les situations Privés, semble-t-il même, du droit au tragique et n’atteignant lamais l’excès où les lectures de Sade devraient les conduire, les personnages semblent sommés de s’épuiser en mouvements, en courses frénétiques, faute de pouvoir se rencontrer. Rencontres impossibles…

Mais quelques minutes après une des dernières représentations de Dessert à la Salle du Prato [2] à Lille. nous rencontrons tout de même Éric Lacascade et Guy Alloucherie, metteurs en scène et comédiens, pour l’interview qui suit.

Groupe Benoît-Broutchoux



Le « Monde libertaire » : Quel est le fil conducteur de votre évolution depuis Chez Panique, jusqu’à Dessert ?
— Éric Lacascade : Le théâtre contemporain On travaille toujours sur les choses du quotidien, des petites choses que l’on essaie de percer, de faire déraper… Comme dans Chez Panique, ce verre qui n’en finit pas de se remplir.
Ce sont des codes, des rites du quotidien, des actions que l’on fait dériver vers un imaginaire qui fait le théâtre. On lette un regard souvent plein de dérision sur nous, sur les autres. Un peu comme Godard qui travaille sur des clichés, des traits pour en développer toute la force. Il a écrit quelque chose dans lequel je me retrouve et qui est à peu près ceci : on n’a pas d’images justes, on a juste des images… Il s’agit de travailler sur des images mortes pour en extraire ce qui a pu, un jour, en être une vérité, une relation vraie.

— M.L. : L’expression cinématographique semble exercer plus qu’une influence.
— E. L. : Certainement le travail des cinéastes comme Jarmush (Stranger than Paradise), Godard, Carex imprègne notre recherche. On essaie de croquer ceux qui nous entourent, en partant de nous-mêmes ; on cherche à reconnaitre des situations, des comportements. mais… ça reste du théâtre. Et si l’on transmet à travers notre démarche un regard angoissé sur la société, notre public n’est pas forcément désespéré.
Le fil conducteur c’est un peu tout ça : le choix de l’œuvre que nous mettons en scène n’est dictée que par ces envies, ces désirs. Travailler sur Sade n’a pas été sans créer un « certain vide » autour de nous (de la part des acheteurs, voire des autres troupes). Le préjugé a été défavorable, parce que Mishima peut écrire Mme de Sade. mais le Ballatum.
— Guy Alloucherle : Avec les textes extraits des 120 journées de Sodome de Sade, nous avons voulu travailler sur le langage, manier les mots et, au-delà même des mots, créer un moment poétique.
Dans le Dessert. il se dit si peu de mots… parce que l’on est en train de chercher une forme, une musique dans la relation entre les gens. C’est un axe de recherche, à la fois nouveau mais qui procède également de tout ce que l’on a fait avant. Les gens se parlent mais ne se disent rien, et on essaie de rendre cela avec dérision.

— M.L. : Comment vit une troupe comme le Ballatum, aujourd’hui ?
— E. L. : Des subventions, des spectacles achetés. mais bien sûr pas de sponsors En un sens, les fonds versés par l’État sont le garant d’une certaine liberté dans le choix des œuvres. [3]

— M.L. : Sur quels critères sont définies les subventions  ?
— E. L. : Sur la renommée qu’a acquise notre troupe et dont rendent compte les médias, la profession… Mais au-delà de ces subsides, nous ne disposons par exemple d’aucune structure pour répéter les spectacles. C’est un problème que connaissent toutes les compagnies qui ne disposent pas de leur propre salle. Les répétitions de Dessert, nous les avons faites dans quatre ou cinq endroits différents, et à chaque fois nous en avons été délogés pour les raisons les plus absurdes !
Il n’existe pas de lieu de répétition à Lille. alors que les possibilités seraient nombreuses on ne manque pas de salles mais peu à peu elles sont transformées en centres commerciaux, en restaurants, etc. C’est ce qui risque d’arriver à la Halle-au-Sucre, où nous avons achevé les répétitions. ou au Quai-du-Wault Alors, ces tracasseries exigent un temps et une énergie énormes qui ne’sont pas consacrés à la création.

— M.L. : Pourquoi n’existe-t-il pas de démarche collective de la part des troupes lilloises ?
— E. L. : Cela est peut-être dû à la concurrence. Le Baltatum théâtre a de bonnes relations avec une autre troupe. Le Prato, parce que nous avons en commun un certain état d’esprit. mais il est plus difficile de s’entendre sur ce point avec d’autres troupes.

— M.L. : Depuis l’époque où vous militiez dans les groupes libertaires de Lille jusqu’à aujourd’hui, quelle est l’évolution ?
— G. A. : Une certaine continuité. Un jour, un ami, libertaire, m’a reproché d’avoir une démarche « mao » lorsque je lui ai dit que maintenant l’émotion m’intéresse autant que la réflexion (politique). Mais, c’est un peu ça la politique ou même le théâtre politique, ce n’est pas tout.
— E. L. : Il y a beaucoup de rapports entre ces deux périodes Le lien, c’est par exemple le choix de l’œuvre : Wedekind, Sade… Mais c’est aussi une pratique de travail on préserve une liberté du corps et de la pensée. Et puis le travail est collectif, il existe une participation de tous dans les choix essentiels. Enfin, nous sommes en recherche permanente, nous n’avons aucune certitude.
— G. A. : Ce passage n’a pas été le fruit du hasard, c’est une évolution qui nous convient mieux pour vivre, exprimer ce que l’on ressent, prendre la parole, faire passer des émotions. Au théâtre. on peut. Par ailleurs nous avons participé. milité, lorsqu’Alain a été arrêté et qu’il y a eu des rafles dans le milieu libertaire [4].

— M.L. : Votre participation et l’aide que vous nous apportez dans la réalisation de la conférence du 31 octobre au Centre culturel libertaire rendent compte également de cette démarche ?
— E. L. : Notre souhait est que le plus grand nombre de troupes y soit représenté parce qu’il n’existe pas de lieu de débat, même institutionnalisé, entre les troupes. Débattre, interpeller les pouvoirs publics, discuter les lignes artistiques, s’interroger réellement et collectivement sur les questions de fond de la création, cela doit être un moment important. Et nous y participons en tant que libertaires.

— M.L. : Vos projets, pour conclure ?
— E. L. : Tourner au mieux les spectacles. Il y a beaucoup de créations que l’on joue peu et qui meurent, parce qu’elles correspondent à un décors précis peu transportable ailleurs (Babylone dans un bâtiment désaffecté. Edmond dans un parking souterrain, l’Éveil… parce qu’il coûte cher). Alors, tourner en région bien sûr, mais aussi à Paris. Peut-être à l’Espace Kyron en juin 1988…

— M.L. : Pourquoi Paris ?
— E. L. : C’est important d’apparaitre dans la presse parisienne, et puis les gens les plus « importants » pour acheter sont à Paris. Enfin, dans cette ville, il y a plus de deux cents spectacles par jour, c’est une réelle confrontation à des réalisations de qualité
— G. A. : Dessert a été joué durant une semaine à Florence, et on a également un projet en Pologne. D’ailleurs la création de cette pièce a pris forme à l’occasion d’un séjour en Pologne et c’est une amie polonaise, Ewa Strebeiko, décoratrice, qui a réalisé la maquette de notre affiche et les décors du spectacle. Notre prochaine création, en février à Bruxelles, s’intitulera Si tu me quitte, est-ce que je peux venir aussi ?, et sera jouée au Centre culturel du Botanique.

— M.L. : Et le théâtre libertaire de Paris ?
— E. L. : Nous y pensons, mais cela dépend surtout du TLP.

Propos recueillis par Boris Ditch et Gérard Dargot (Centre culturel libertaire de Lille)


[1Ballaturn théâtre

[2La Salle du Prato. 62. rue Buffon, 59000 Lille

[3Les subventions d’Etat peuvent aussi erre liberticide (N.d.R.)

[4En mai 1984, suite à la manifestation contre Le Pen et aux affrontements avec la police (N.d.R.)