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Affaire CHS Prémontré, suite

Lestrat risque sa vie

Le jeudi 28 juin 1984.

Ce qui m’apparaît primordial dans le combat que j’ai entamé contre les pouvoirs publics depuis quelques mois, c’est la défense de l’expérience thérapeutique originale qui se déroule actuellement à l’hôpital psychiatrique de Prémontré (Aisne).

En effet, l’acharnement répressif de la direction du CHS à mon égard, dont le licenciement en date du 25 avril 84 n’est que l’aboutissement logique, n’a de raison d’être que dans la mesure où je soutiens activement les options de prise en charge développées dans le service infanto-juvénile du Dr Cadoret.

Y travaillant depuis 14 ans, presque depuis le début de l’expérience qui a commencé en 1968 — et ce n’est pas un hasard ! —, je sais de quoi je parle. J’ai été embauché avec d’autres jeunes, plus ou moins marginaux, comme éducateur dans un véritable « asile d’aliénés » pompeusement baptisé Hôpital psychiatrique départemental. Grosse structure, ancienne abbaye bien cachée au fond des bois, à 20 km des villes les plus proches, avec ses mille fous et ses mille employés, tout y respirait l’exclusion, la mise au rebut de « ces gens-là » dont on ne savait quoi faire sinon les exclure encore en les parquant davantage.

L’impuissance du personnel et ce qui en découle, avec le maintien de l’orde psychiatrique d’antan et son cortège de violence, de déshumanisation, de régression et l’utilisation systématique de l’arsenal médicamenteux (de quoi régler au coup par coup les problèmes épineux). Parler de prise en charge thérapeutique dans ces lieux où les malades étaient reconnus comme inéducables, semblait une gageure. Nous nous y sommes attaqués contre l’administration locale de l’hôpital, souvent contre la population avoisinante (pétition des maires des environs contre la sortie des malades, etc.), contre aussi le personnel qui voyait d’un mauvais œil arriver ces cheveux longs, barbus et idéalistes, dans un monde où tout était joué d’avance : le temps psychiatrique, la mort lente, 8 h à faire et sortir de cet enfer…

Seize ans de luttes pour donner enfin à ce service de psychiatrie infanto-juvénile ce caractère d’établissement de soins qu’il a aujourd’hui. Seize ans qui ont vu l’arrêt du mélange adultes-enfants, la mise en place d’équipes de soignants ayant des spécificités bien définies et travaillant en étroite collaboration. Le caractère individuel et unique reconnu enfin à chaque malade. La mise en place d’une vie familiale avec des repas en groupe où le personnel acceptait peu à peu de manger avec ces « drôles ». Ah ! qu’elles sont loin ces séances de bouffes collectives qui frisaient la bestialité, les deux mains et la tête enfouies dans la purée et la semoule ! Ces séances « pots de chambre » où la merde volait partout, le temps où rien ne tenait parce que tout était détruit aussitôt !

Seize ans après, c’est la mixité établie, les réunions d’enfants, les réunions de personnel, les loisirs à l’extérieur (restaurant, piscine, camping, et même une colo en Corse). C’est enfin le début de mise en place des structures légères extériorisées. C’est enfin les premiers pas possibles pour une réelle prise en charge thérapeutique des enfants qui nous sont confiés avec maintenant un outil institutionnel original crédible au vu des changements déjà réalisés.

Seize ans de vécu et de travail qui nous amènent en 1984, date où tout semble se rejouer par l’attaque systématique du Dr Cadoret par le directeur nouvellement nommé à Prémontré par le ministère de la Santé. Cette « casse organisée » sous la couverture, voire avec la complicité de la DDASS et de la préfecture de l’Aisne, ne peut durer ! Tout le monde doit savoir qu’il ne s’agit pas, comme on essaie de le faire croire, d’une rivalité de pouvoir entre le directeur du CHS et un médecin-chef, ou entre le directeur du CHS et un éducateur, mais qu’il s’agit de la mise à mort, par quelques fonctionnaires réactionnaires, d’une des rares expériences novatrices réalisées dans le secteur public.

Tout doit être mis en œuvre pour arrêter cette casse et donner la possibilité au service de psychiatrie infanto-juvénile du Dr Cadoret de continuer sa tâche afin que la population départementale de l’Aisne puisse confier ses enfants handicapés mentaux à un établissement de soins compétent dans le secteur public.

Pour cela, je continue ma grève de la faim qui en est aujourd’hui, au moment où j’écris ces lignes, à son 38e jour, malgré les risques encourus et je renouvelle ma demande de réintégration dans le service de psychiatrie infanto-juvénile de Prémontré avec l’assurance de rester sous la responsabilité technique du Dr Cadoret dans le cadre de l’expérience en cours.

Dominique Lestrat