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Petit portrait de l’anarchisme en Amérique du Nord

Le jeudi 28 juin 2001.

Avant tout, un peu d’histoire. L’anarchisme n’a pas la même histoire en Amérique qu’en Europe. Cette différence historique explique en quelque sorte les différences actuelles entre le mouvement anarchiste nord-américain et le mouvement anarchiste européen.

Les débuts de l’anarchisme révolutionnaire et organisé en Amérique remontent aux années 1870-1880. Des groupes étaient formés dans la plupart des grandes villes états-uniennes, dont les plus importantes, New York et Chicago. Les personnes qui participaient à ces groupes étaient souvent des immigrantEs, surtout d’origine juive et/ou de l’Europe de l’est. Habituellement, les journaux qu’elles publiaient étaient écrits dans leur langue d’origine, pour s’adresser directement aux travailleurs et travailleuses, immigrants et immigrantes qui composaient une grande partie de la force du travail aux États-Unis au tournant du siècle. C’est certainement l’explosion d’une bombe envoyé sur des lignes policières, sur la place Haymarket de Chicago en 1886, qui reste l’événement le plus marquant de ce mouvement.

Il y a eu, vers 1910, un point chaud au Mexique dans l’histoire des luttes révolutionnaires en Amérique du Nord. Malheureusement, les anarchistes y étaient, quoique influents, très minoritaires. Ils n’avaient pas de base solide, d’appui, au sein des classes populaires. Le soulèvement mexicain de 1910, sous les mots d’ordre de « Terre et Liberté », s’est finalement soldé plus tard en plus de 70 ans de dictature de la part du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI).

Aux États-Unis au début du XXe s’est formé une organisation syndicaliste révolutionnaire du nom des « Industrial Workers of the World » (IWW) qui avait, et ont toujours, un sympathique slogan qui dit à peu près : « Les patrons et les travailleurs n’ont rien en commun ». Les IWW ont organisé, un peu comme les groupes du XIXe siècle mais de façon encore plus large, le milieu des travailleurs et travailleuses immigrantEs, souvent les moins bien payéEs et les plus exploitéEs. De longues et dures grèves, comme par exemple celle des mineurs de Ludlow au Colorado, ont été initiées sous la bannière des IWW, mais il ne s’est jamais développé un mouvement plus large d’émancipation sociale.

Bon, on pourrait verser encore plus loin (ou plus près !) dans l’histoire du mouvement anarchiste en Amérique du Nord, comme raconter la formation de l’ « Anarchist-Communist Federation » aux États-Unis dans les années 60 ou d’évoquer le trou noir dans l’histoire de l’anarchisme organisé dans les 20 ans qui l’ont suivi, mais il n’est pas ici question de faire une longue présentation historique. Le but était d’expliqué que malgré quelques événements marquants et le travail intéressant de quelques organisations, il n’y a pas eu en Amérique de Commune de Paris, de soviets comme au début de la révolution russe et encore moins de révolution espagnole. Nous pensons que cette absence de passé riche en luttes où les anarchistes se sont mêlés à leur classe ou à un peuple en révolution affecte aujourd’hui les rapports qu’ont les anarchistes nord-américains à l’organisation du mouvement autant qu’à leur implication dans les luttes sociales.

Et maintenant

Aujourd’hui, le mouvement anarchiste nord-américain, après plusieurs tentatives d’organisation échouées au cours de son histoire, tente de nouveau de se remettre sur pied pour intervenir de manière efficace dans la lutte de classe. En effet, les appels à créer de nouvelles fédérations anarchistes révolutionnaires ne manquent pas et l’intérêt qui leur est porté par un nombre de plus en plus grandissant de gens bat son plein.

Toutefois, il est à souligner que ces nouvelles organisations comme la NEFAC (Fédération des anarchistes communistes du Nord Est) ou la NARAF (Fédération des anarchistes révolutionnaires d’Atlantique) sont des organisations régionales et qu’il n’existe aucune fédération anarchiste nationale ni au Canada ni au États-Unis, ni au Mexique. Parce que l’Amérique du Nord est un territoire extrêmement grand, et que, par conséquent, on y retrouve de nombreuses réalités sociales différentes, il y est impossible de s’organiser efficacement dans des fédérations dont les milieux et les conditions de lutte des militantEs y sont très différents. Nous n’avons qu’à nous rappeler de la dernière fédération internationale (Canada, États-Unis, Mexique) « Love and Rage » pour tirer nos leçons. L’incapacité de cette organisation à se coordonner sur des luttes communes à cause du trop grand espace qu’elle couvrait, ainsi que de sérieux problèmes internes au sein de la fédération, l’ont tous deux conduite droit à l’échec.

On peut donc dire qu’aujourd’hui, le mouvement anarchiste en Amérique du Nord s’organise à deux niveaux. De un, à un niveau régional, c’est-à-dire par fédérations, et de deux, à un niveau local, soit par la coordination entre les différents groupes qui existent au sein d’une ville.

Un exemple local : Montréal

À Montréal, les militantEs anarchistes sont impliquéEs dans plusieurs groupes différents. Au point de départ, toutefois, on peut dire que beaucoup d’anars se regroupent principalement autour du journal Le Trouble. Né d’une initiative d’unir nos forces, le collectif du journal est formé à la base de deux groupes et de quelques individus, regroupés autour d’une plate-forme lutte de classiste.

Avant de participer au Trouble, ces personnes étaient dispersées dans plusieurs projets de publication. Avec cette union pour produire un seul journal, il semble plus efficace au niveau de la propagande d’avoir un agitationnel de 16 pages tiré à 2000 copies que quelques centaines de copies, à peine, de petits journaux. Avec son ton satirique, populaire et haineux des riches, Le Trouble apporte un nouveau souffle à la propagande anarchiste à Montréal et au Québec en général.

Autre groupe, « Les Sorcières », est un collectif non-mixte de femmes féministes contre l’État, le capitalisme et le patriarcat. Sortant irrégulièrement un journal, les Sorcières organisent aussi des ateliers sur le sexisme dans les milieux militants. Finalement, elles sont souvent sur le terrain des luttes, soit pour montrer une opposition à des groupes attaquant le droit à l’avortement, soit pour dénoncer et ridiculiser l’Église catholique.

Ensuite, il y a le « Comité des sans-emplois », qui est un groupe anti-pauvreté, ancré dans son quartier, le plus pauvre du Canada ou presque, le centre-sud de Montréal. Depuis plus d’un an, le Comité des sans-emplois fait campagne sur la question du logement, orga-nisant des rencontres/débats avec les gens du quartier, dénonçant la multiplication de condos [1] pour riches qui apparaissent à tous les mois dans le quartier centre-sud.

Actifs et actives, les militantEs du Comité aiment bien utiliser l’outil de l’action directe pour mener leurs luttes. Par exemple, dans une campagne visant à s’opposer à l’écart de plus en plus grand entre riches et pauvres et voulant discréditer à la fois la charité chrétienne, le Comité des sans-emplois a par deux occasions, au temps des fêtes, dévaliser un buffet de gens notables à des réceptions de luxe. N’ayant pas de base théorique précise, à part une base importante voulant combattre la pauvreté par des moyens directs, le Comité regroupe des anarchistes mais à la fois des gens ne voulant pas poser d’étiquette politique à leur militantisme et finalement des militants ouvertement marxistes-léninistes.

Puis, autre groupe, le « Comité opposé à la brutalité policière » (COBP) est un des groupes des plus importants et des plus actifs à Montréal. Organisant depuis 1997, à l’appel du « Drapeau Noir », groupe basé en Suisse, une manifestation enragée à tous les 15 mars pour la Journée internationale contre la brutalité policière, COBP adopte une attitude de non collaboration et de confrontation face aux flics et au système judiciaire. Soutenant tous les prisonnierEs politiques et les arrêtéEs en procès, il est présent à toutes les séances de cour et travaille étroitement avec les avocats des militantEs inculpéEs. De plus, il fait aussi du soutien à de nombreuses victimes de brutalité policière, les rencontrant pour en parler et les aidant à poursuivre leur cause en déontologie policière.

La Convergence des luttes anticapitalistes (CLAC), quant à elle, s’est crée l’année dernière, à l’occasion de la mobilisation face au Sommet des Amériques. Avec des principes anticapitaliste et anti-autoritaire, la CLAC regroupe en majorité des individus et quelques groupes d’affinités travaillant dans des groupes de travail non hiérarchiques et rotatifs. Puisque la CLAC fut, au point de départ, crée que pour les journées d’actions du Sommet des Amériques, on ne sait encore quel sera son avenir dans un futur proche. Ce que l’on sait, toutefois, c’est que sa mobilisation d’opposantEs radicales au Sommet des Amériques fut un succès (5000 personnes) et que son soutien aux prisonnierEs politiques fut constant.

Il existe des groupes spécifiquement anarchistes à Montréal, du moins un officiellement, le groupe « Main Noire ». Créé au départ en 1999 en réponse à l’appel du groupe Émile-Henry de Québec pour la création de groupes d’étude anarchiste, Main Noire fait bien sûr, de l’étude de textes mais aussi quelques autres projets. Il y a eu, dans les débuts du groupe, la publication du journal Le Mortier qui lançait la proposition à d’autres anarchistes de la région de former leurs groupes d’affinités pour ensuite se fédérer entres groupes. Il est malheureux de dire que même si cet appel a été reçu avec assez d’intérêt, les résultats n’ont pas vu encore le jour, car les militantEs interresséEs à la proposition n’ont pas pu formellement former des groupes. Main Noire est aussi intervenu sur le terrain des luttes, organisant, en 2000, un Premier Mai anarchiste à Montréal. La marche autonome, qui se voulait être dérangeante pour les bourgeois de Westmount, le quartier le plus riche du Canada, n’a pas fait long feu. En effet, sur les 200 personnes environ qui étaient présentEs à la manifestation, 157 se sont fait arrêtéEs par la police de Montréal en moins de 20 minutes. Le groupe Main Noire a finalement pris l’initiative de se fédérer à la Fédération des anarchistes-communistes du nord-est (NEFAC) en février 2001, mais des insatisfactions par rapport au contenu militant réel de la fédération ainsi qu’un incident de non respect des structures fédérales ont poussé le groupe à retirer sa participation à la NEFAC.

Finalement, il y a à Montréal un collectif qui gère la Librairie alternative (anarchiste). En contraste avec les autres groupes montréalais, ce collectif est formé en majorité de militantEs anglophones. La librairie se veut pluraliste dans son choix de documentation, offrant des livres de théorie anarchiste plus classique, mais aussi un vaste choix de publications qui traitent de luttes spécifiques (libération sexuelle, droit des autochtones etc.). De la librairie se forme, avec d’autres militantEs, le collectif qui se charge de mettre sur pied, une fois par année, le Salon du livre anarchiste de Montréal. Le Salon, dans ces deux éditions (2000 et 2001), fut un énorme succès, attirant les deux ans plus de 1000 personnes.

Un exemple régional : la NEFAC

Si au niveau local, la plupart des grandes villes de l’Amérique du Nord ont des « scènes » anarchistes qui ressemblent fortement à celle, diversifiée et quelque peu disparate, de Montréal ; au niveau régional, lorsqu’il y a coordination et regroupement de forces anarchistes, le résultat est plutôt la création d’une organisation unique comme c’est le cas pour la NEFAC dans la région du nord-est. La NEFAC a été fondé en avril 2000, après une année de préparation et de discussion principalement entre le groupe Sabaté de Boston et le groupe Émile-Henry de Québec. La fédération a aujourd’hui quatre groupes membres et un groupe sympathisant plus des individus fédérés ce qui fait au total près de 50 personnes. Il y a, au moment d’écrire ce texte, beaucoup d’intérêt manifesté par d’autres groupes voulant joindre l’organisation. Il ne serait donc pas surprenant que le nombre de personnes membres de la fédération augmente après son congrès de août 2001.

Les personnes et groupes faisant partie de la NEFAC sont regroupéEs autour de principes anarchistes communistes, soit le désir d’abattre l’État, le capital et le patriarcat et de construire une société économiquement communiste et politiquement libertaire.

L’activité de la fédération s’est jusqu’à maintenant résumé par une forte implication dans le mouvement contre la mondialisation capitaliste, avec des moments marquants comme une présence dans les rangs de la contestation des sommets Washington, en 2000 et celui de Québec, en 2001. La NEFAC publie aussi un magazine en anglais qui s’appelle le NorthEastern Anarchist, qui mélange reportages de luttes et dissertations théoriques et il y a aussi des plans pour sortir le même type de journal en français, au Québec. Finalement une tournée du territoire de la fédération est planifiée. Cette tournée aura pour but de faire connaître la fédération, les idées anarchistes-communistes et de motiver les gens à former des groupes politiques anarchistes.

Si la NEFAC est la première fédération en son genre depuis la fin de Love and Rage et aussi sûrement l’exemple le plus développé d’organisation régionale en Amérique du Nord, il ne faut pas oublier que d’autres fédérations régionales se forment (la NARAF par exemple, un peu plus au sud mais aussi sur la côte est du continent) et que tous les espoirs sont permis de penser que l’anarchisme révolutionnaire et organisé revivra bientôt, à l’échelle régionale, dans plusieurs régions de l’Amérique du Nord.

Et le reste

Bien sûr, en Amérique du Nord, d’autres groupes organisés existent. Mais ces groupes, dépassant le cadre du localisme, s’inscrivent dans des plus grands mouvements sans toutefois être des organisations régionales. En effet, nous pouvons définir deux grands pôles sous lesquels ces groupes s’organisent. Tout d’abord, il y a l’anticapitalisme.

Plusieurs groupes, comme la CLAC par exemple, établissent des réseaux immenses de gens pour coordonner les actions de protestation lors de grands événements comme les rencontres du FMI et de la Banque Mondiale. Côté anar, le « Black Bloc » s’inscrit dans ce mouvement avec une présence constante lors des manifestations monstres. Ensuite, il y a tous les groupes que l’on peut regrouper dans le mouvement contre la brutalité policière et la répression politique et sociale. « Anarchist Black Cross », assez forte aux États-Unis, est sûrement l’organisation la plus connue.

Cependant, le nouveau groupe « Black Autonomy », composé d’anarchistes révolutionnaires NoirEs dont Lorenzo Komboa Ervin, malgré son état embryonnaire, ne peut être passé sous silence. Né de la réalité qu’aux États-Unis la majorité des victimes de la pauvreté et de la répression policière (qui va de l’incarcération au meurtre) sont des personnes de couleur noire et que ceux et celles qui font partie des forces de l’ordre sont des personnes de couleur blanche, Black Autonomy lutte contre la brutalité policière et la suprématie blanche. Préconisant l’implication communautaire des anarchistes, dans des comités de quartier par exemple, pour implanter des pratiques de luttes dans les milieux populaires majoritairement composés de NoirEs, le groupe Black Autonomy, est, avant tout, pour l’autonomie d’organisation des NoirEs.

Finalement, du côté de l’anarchisme, on peut définir deux grandes tendances spécifiques, sans compter l’anarchisme lutte de classiste. Premièrement, la tendance de l’anarchisme vert et/ou individualiste, dont nous n’avons qu’à penser à Anarchy, une des plus grandes revues anarchistes au monde autant en diffusion qu’en volume, pour comprendre l’ampleur de cette tendance en Amérique du Nord. Et deuxièmement, le courant bookchinien et municipaliste libertaire, représenté, entre autres, par l’ « Institute for Social Ecology » (ISE), basé au Vermont.

Et puis après ?

C’est presque incontestablement depuis les événements de Seattle en décembre 1999 que le mouvement anarchiste revit pleinement en Amérique du Nord. La présence physique du Black Bloc, à cet événement et à d’autres, n’a pas seulement apporté beaucoup d’attention médiatique au mouvement anarchiste, mais a aussi amené les anarchistes à se questionner sur leurs méthodes d’organisation et leur rapport à un monde en lutte. Si l’apport tactique et spectaculaire du Black Bloc est apprécié par quasiment tous, il est aussi rafraîchissant de constater que les anarchistes en Amérique ne veulent pas rester, ni plus ni moins, bloqués sur une seule stratégie.Voilà pourquoi, selon nous, nous voyons l’apparition d’organisations permanentes voulant, d’une perspective anarchiste, intervenir dans plusieurs luttes à la fois, et ce, toujours en lançant inlassablement le message de l’idéal libertaire. Si le mouvement contre la mondialisation capita-liste reste un terrain de combat fertile pour les anarchistes, nous voyons aussi aujourd’hui le désir d’ouvrir ou investir encore plus d’autres fronts comme celui de l’antiracisme, celui des luttes contre l’autorité de la police ou bien celui du quartier, de la commune. Ceci démontre que, pour les anarchistes, l’opposition au capitalisme doit autant se faire au niveau local que global. L’anarchisme (re)vit en ce moment en Amérique du Nord… il lui reste à survivre et construire la sociale.

Évelyne et Nicolas


Revue : Le trouble : quand tu l’cherches, tu l’trouves

[1(I) Condos : condominiums, ce sont des appartements de luxe qui ne peuvent être loués. Ils sont particulièrement prisés pour rénover des quartiers et en exclure les plus pauvres en y développant des commerces de luxe, etc.