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Le gouffre immobilier

Le jeudi 22 octobre 1992.

Va-t-on vers le clash en matière de politique immobilière ? Cela paraît problable, du moins la presse s’en alarme à longueur de colonnes. Alors, pleins feux sur la rumeur avec chiffres à l’appui.



« Qui paye la crise de l’immobilier », titre en première page Libération du 16 octobre. Avec ce commentaire d’une photo choc d’un immeuble chic : « Certains bureaux ont dépassé 100 000 F le m² et ne trouvent plus preneur. » Catastrophe ! Ce n’est donc pas de la crise du logement ou des sans-logis de Vincennes dont nous parle l’organe quasi-officiel du gouvernement. Ceux-là, ils ne font que la payer tous les jours en nature. C’est bien moins émouvant que les grands malheurs des financiers de l’immobilier.

Rendez-vous compte : « Les prix baissent. […] La tendance affecte par contagion l’immobilier de logement » [1]. Les loyers finiraient-ils par baisser ? Pourra-t-on enfin se loger pour un prix sinon décent du moins supportable ? Rassurons-nous tout de suite, ça n’est pas le cas. La loi de l’offre et de la demande, comprenez loi du capital, est là qui veille au grain : « Les prix demandés par les vendeurs restent très élevés, parce que les vendeurs continuent d’espérer de fortes plus-values ». Loi d’airain ! Même si parfois quelques vendeurs pressés de faire affaires accordent des baisses substantielles, tant de gens demandent un logement, à Paris comme ailleurs… Cela va des milliers de mal-logés aux non-logés du tout, dont ceux de Vincennes. Ceux qui n’auront jamais la possibilité de se payer le moindre m² à 100 000 balles, fusse de bureau, et qui, désespérément, cherchent un proprio pour leur faire l’aumône d’un deux pièces qu’ils loueront à un prix défiant toute concurrence, tellement il est élevé.

L’immobilier est en crise. On ne construit plus, on ne vend plus… Alors que tant de gens vivent dans des conditions déplorables. Belle crise en vérité, bien dans la logique du capitalisme. Surproduction ! Si vous voulez vous loger, il vous faudra attendre qu’on manque de logements… Les banques, si généreuses en crédit pour les entrepreneurs de travaux publics (vous savez, ceux qui payent les fausses factures aux politiques), à une hauteur de 400 à 500 milliards de francs lourds par an, commencent à sentir le vent tourner. Et sacrément. Il y aurait actuellement un « stock », selon l’admirable expression de Libération, de deux millions de m2 de bureaux vides dans la région parisienne[Libération du 17 octobre.]. Au prix de 100 000 F le m², un beau paquet d’argent. Tout est « en trop » et trop cher. Alors, bien forcé (c’est tellement peu rentable de construire des logements pour les louer à un prix raisonnable ; autant que personne n’en profite…), le secteur BTP construit moins et prévoit déjà de licencier en masse [2]. Tout cela pourrait bien aussi finir par se vendre à perte, pour le plus grand profit des spéculateurs futurs.

Spéculer dans l’immobilier, c’était le grand jeu des banques. On faisait crédit à la construction, ou mieux à la rénovation pour en récupérer de substantielles plus-values (immeubles rénovés dont sont bien sûr expulsés les habitants car ils ne peuvent pas se payer le nouveau « standing »). Et bien c’est fini pour elles, momentanément du moins ; les bénéfices plongent : -92 % en six mois pour le Crédit Lyonnais ; -75 % pour le CIC. Le CIC de Bordeaux a d’ailleurs une idée originale. Riche idée ! Tout en annonçant 95 licenciements, soit plus de 10 % du personnel [3], sa direction propose « la contribution salariale de solidarité », qui consiste à demander aux employés de bien vouloir payer pour des « investissements porteurs d’emplois », ce deal devant permettre de « préserver 5 % des emplois » [4]. On les croit ! Après l’achat du syndicat par le « chèque syndical », le patronat propose maintenant de payer son droit à rester dans l’entreprise, histoire de renflouer son capital menacé par la crise dont il est directement la cause. La logique capitaliste emprunte parfois des voies bien tortueuses !

Bref, l’immobilier se porte mal, l’emploi ne s’arrange guère et la situation du logement empire. Au grand contentement du FN qui lance sur Paris une campagne « d’information et de sensibilisation » sur le camp des sans-logis de Vincennes. Drôle d’information : « Des logements pour les Français, des charters pour les Maliens » [5]. Ce camp, qui n’a même pas le mérite d’être entouré de barbelés et de miradors, déplaît donc souverainement aux professionnels de la discrimination. Le discours du fascisme est clair, simple, simpliste même, et fait fi de toutes ces réalités bêtement économiques. C’est plus facile et surtout moins dangereux pour les financiers qui le soutiennent.

Bertrand Dekoninck


[1Libération du 17 octobre.

[2Libération du 17 octobre.

[3Le Fond National du Bâtiment annonce le chiffre de 30 000 licenciements pour 1992 et de 50 000 pour 1993.

[4Le Monde du 15 octobre.

[5Le Figaro du 6 octobre.