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Des papiers pour tous…

Les lois racistes, de droite ou de gauche ?

novembre 1996.

De droite évidemment ! D’extrême droite même ! Qui pourrait imaginer que des hommes et des femmes de gauche puissent sincèrement vouloir du mal aux etrangers ? Qui pourrait imaginer que les héritiers du mouvement socialiste, des idéaux inter-nationalistes du XIXe siècle, trahissent les immigrés ?

Et pourtant, ces lois anti-immigrés, ce n’est pas Le Pen qui les a écrites ni votées. Ce sont tous les gouvernements, de droite et de gauche, depuis vingt ans, depuis que la politique « d’immigration zéro » est à la mode dans les sphères du pouvoir.

La gauche nous avait habitués à renier jusqu’au moindre de ses principes quand elle était au pouvoir. Les sans papiers l’illustrent à merveille.

Il est évident que la droite surfe depuis des années sur un discours xénophobe. Qu’on se souvienne du « bruit et de l’odeur » de Chirac, de l’hystérie amplifiée autour de la vague terroriste islamique en 1995, des lois Pasqua, des valeurs que celui-ci a dit, au moment des européennes, partager avec le FN et de Villiers…

Vous entendrez bien des organisations de gauche vous seriner leur refrain de l’abrogation des « lois Pasqua », cause unique et officielle des problèmes de papiers des étrangers. C’est oublier un peu vite toutes ces mesures qui les ont précédées : la restriction du regroupe-ment familial et l’extension des centres de rétention (Dufoix — 1984) ; la réduction drastique du droit d’asile sous le gouvernement Rocard ; la reprise par Cresson des charters de Pasqua ; la double peine jamais abrogée malgré les promesses de Mitterrand…

Peut-on faire confiance à la gauche ?

Bien sûr, depuis ce mouvement des sans-papiers, le discours officiel de bon nombre d’associations a sensiblement évolué et ne se limite plus aux lois Pasqua. Mais est-il possible de faire confiance à la gauche politique et associative pour résoudre le problème des sans papiers ? Nous ne le pensons pas. Nous ne pensons pas que des politiciens qui ont été aussi loin dans les discours sécuritaires et xénophobes, alors qu’ils étaient au pouvoir, puissent maintenant s’engager de manière fiable aux côtés des sans-papiers pour faire aboutir leur revendication : la régularisation de tous les sans papiers. Nous ne croyons pas, athées que nous sommes, aux miracles, surtout quand ceux-ci sont annoncés en période électorale…

Car le problème est là : 1998. Toutes les associations et mouvements qui s’occupent actuellement des sans-papiers ont les yeux fixés dessus avec au moins un but plus ou moins avoué : faire évoluer la position des partis de gauche, du PS notamment, et les amener à soutenir les sans-papiers pour obtenir un changement de loi en 1998.

Mais quel soutien ? Celui de Mauroy, maire de Lille, qui jusque début octobre disait être au côté des sans-papiers de Lille, puis les a publiquement dénoncés comme étant des clandestins irrégularisables et manipulés ? Celui de Martine Aubry, sa première adjointe et brillante auteur d’un ouvrage sur l’extrême droite, qui a publiquement soutenu Saint-Bernard, mais qui tient le même discours que son maire dans une réunion publique alors qu’elle avait été interpellée par des sans-papiers lillois ? Celui de l’Église réformée et de la Cimade qui jugent avec la mairie et la préfecture pendant la grève de la faim que celle-ci n’est pas justifiable puis qui, quinze jours après la suspension de celle-ci, jugent maintenant, à la place des sans-papiers, que l’occupation de leurs locaux n’est plus adéquate et leur demande de l’arrêter également ? Celui apporté du bout des lèvres par Jospin au plus fort de la grève de la faim de Saint-Bernard, qui demandait une solution humanitaire au cas par cas (il aura eu mieux : une solution globale à coups de hache avec humanité et cœur…) ? Celui de Jean-Pierre Brard, maire rénovateur de Montreuil, membre de Convergence alternative progressiste, qui soutient Saint-Bernard et simultanément expulse les habitants du foyer d’immigrés Nouvelle France (ironie d’un nom…) dans sa ville ? Soyons un peu sérieux.

Deux camps

Nous l’écrivions dans un précédent article : ce mouvement des sans-papiers a enfin permis de créer un embryon de front de riposte offensive à la fascisation
de la société française. Il délimite deux camps : celui de ceux qui depuis des années s’alignent petit à petit sur les positions du FN et l’autre, formé de ceux qui s’opposent radicalement à lui et à son discours d’apartheid en exhumant des poubelles de la démocratie la volonté farouche de défendre la liberté de circulation et la conscience que, pour les Français et comme pour les immigrés, le combat est un combat de classe contre la voracité d’un capitalisme que plus rien ne semble arrêter.

Il faut en finir le plus rapidement possible avec ces discours et pratiques qui légitiment objectivement le FN : « La France ne peut accueillir toute la misère du monde mais doit en prendre sa part », disait Rocard. Elle n’oublie pas, la France, d’aller chercher un peu plus que sa part des richesses du monde, au Zaïre par exemple. Elle a largement les moyens, la France, d’accueillir ce qui serait au plus quelques centaines de milliers d’immigrants chaque année. De même, un syndicaliste CGT de Lille déclarait déjà en 1982, lors d’une précédente grève de sans-papiers qu’il ne permettrait jamais la « libre circulation du chômage », faisant ainsi, avant le développement du FN, le lien entre chômage et immigration… Le chômage, ce n’est pas les immigrés. C’est l’État, les patrons et les banquiers. Ce sont ces derniers qu’il faut virer !

Le PS reste obstinément sur des positions sécuritaires de peur.de perdre toutes les chances de victoire que lui apporte la bataille droite-FN pour les législatives de 1998. D’autres organisations semblent, de manière somme toute assez privée, changer de position sur la question de l’immigration. C’est le cas du PC dont on se souvient des bulldozers contre des immigrés en région parisienne au début des années 80. Il semble rompre, sur cette question du moins, avec sa forte tradition nationaliste. Mais on peut penser qu’il s’agit aussi d’une stratégie de recentrage et de regroupement autour de lui des forces de la gauche non socialiste. Le PC tient à se reconstruire comme nouvelle alternative de gouvernement face à la droite et vis à vis de tous les écœurés du PS. De telles bonnes volontés en matière d’immigration au PC tiendraient-elles le choc d’une participation au partage du gâteau gouvernemental de 1998 ? Il est légitimement permis d’en douter. L’implantation à gauche des discours faisant l’amalgame entre immigration, insécurité et chômage est suffisamment forte pour que la gauche soit tentée d’y recourir indéfiniment, voire de glisser maintenant jusqu’à la mise en œuvre voilée de la « préférence nationale ». Car, somme toute, y-a-t-il une différence fondamentale entre un Emmanuclli qui propose la politique des quotas d’immigration et un Le Pen qui propose des quotas de 0 % d’étrangers à l’embauche ? L’un comme l’autre ne subordinent-ils pas les droits des individus (de circuler, de fuir une dictature et/ou la misère, de travailler, d’avoir droit aux allocations…) à leur nationalité ?

Autonomie du mouvement des sans-papiers

L’heure est donc plus que jamais à la vigilance et au renforcement de l’autonomie de ce mouvement des sans-papiers, et ce n’est pas simple. Puis celui-ci fait preuve de son autonomie de décision et d’action, plus la gauche est tentée de l’isoler. Cela est particulière-ment sensible à Lille où les relations entre le Comité des sans-papiers et le Réseau contre les lois Pasqua (qui regroupe à peu près toute la gauche hormis le PS) ne sont faites que d’une suc-cession de « malentendus », des associations l’ayant accusé successivement d’être irresponsable, manipulé, manipulateur, de faire cavalier seul, etc. Mais là aussi, deux camps se dessinent : les sou-tiens clairs et les autres.

Plus que jamais également l’heure est au renforcement de l’audience de ce mouvement des sans-papiers. Et ce n’est pas une mince affaire quand la plupart des forces investies autours des sans papiers cherchent essentiellement à impliquer davantage la classe politique de gauche autour des sans papiers. Ce n’est pas une mince affaire non plus quand le mouvement des sans-papiers, relativement instable et jeune, se heurte en plus à ses propres problèmes de coordination et d’organisation.

Bertrand Dekoninck
groupe Humeurs Noires — Lille


Prenons date

« La politique menée aujourd’hui en matière d’immigration n’est guère éloignée de ce que l’extrême droite réclame depuis son surgissement dans le débat politique, au début des années 80, et cet alignement progressif, s’il résulte surtout des initiatives de la droite durant les deux cohabitations, n’avait pas été fondamentalement remis en question par la gauche entre 1988 et 1993 ».
Le Monde, 3 avril 1996
 Loi du 9 septembre 1986 : la première « loi Pasqua » donne aux Préfets, statuant seuls et sans aucune procédure permettant l’exercice des droits de la défense, le droit de prononcer la reconduite à la frontière des étrangers en situation irrégulière ;
 Circulaire du 29 octobre 1991 : la « circulaire Sauvé-Marchand » demande aux Préfets de contrôler la réalité et le sérieux des études envisagées ou poursuivies par l’étudiant étranger avant de délivrer ou de renouveler une carte de séjour temporaire ;
 Loi du 22 juillet 1993 : elle impose une démarche positive pour acquérir la nationalité française aux enfants nés en France de parents étrangers qui n’y sont pas nés ;
 Loi du 10 août 1993 : elle facilite les contrôles d’identité ;
 Lois des 24 août et 30 décembre 1993 : la régularisation des demandeurs d’asile déboutés devient impossible ; la délivrance de la carte de résident est subordonnée à la régularité du séjour (mesure qui touche notamment les conjoints de Français et les parents d’enfants français) ; l’étranger ne peut faire venir sa famille en France avant un délai de deux ans ;
 Loi du 27 décembre 1994 : elle crée des zones d’attentes dans les gares internationales ;
 Projet de loi Toubon (printemps 1996) : il qualifie l’aide à l’étranger en situation irrégulière d’acte de terrorisme et autorise les perquisitions pendant les heures de nuit pour rechercher ou constater des actes de terrorisme ;
 Avant-projets des lois Debré et Philibert (printemps 1996) : ils allongent le délai de rétention administrative préalable à une reconduite à la frontière en le faisant passer de dix à quarante-cinq jours ; les maires obtiennent le pouvoir de refuser des certificats d’hébergement ; la prise d’empreintes digitales devient systématique lors de la demande d’un visa afin d’assurer l’identification des personnes faisant ensuite disparaître leur passeport pour éviter leur reconduite à la frontière ; un « fichier des hébergeants » est mis en place et les hébergeants doivent déclarer le départ de leur visiteur et verser une caution destinée à couvrir ses éventuels frais médicaux ; les prérogatives des policiers sont considérablement étendues dans les zones de 20 kilomètres autours des 600 aéroports ; la carte de résident de dix ans ne pourra être accordée qu’après deux années de vie commune au lieu d’une seule ; l’aide médicale hospitalière est réduite aux seuls « soins d’urgence » ou aux maladies présentant des « risques de contagiosité ».
 Avant-projet de loi Debré (automne 1996) : il rend les certificats d’hébergement plus difficiles à obtenir en permettant au maire de demander au préfet une enquête de police destinée à vérifier un éventuel « détournement de procédure » et en obligeant les hébergeants à « informer la mairie de sa commune de résidence du départ de l’étranger accueilli » ; il autorise les fouilles de véhicules par les policiers dans une bande de 20 kilomètres après la frontière ; il facilite les reconduites à la frontière en repoussant de vingt-quatre heures l’intervention du juge dans la procédure de reconduite.