La parution dans la presse grand public anglo-saxonne, puis la confirmation dans la presse scientifique le 27 février (1), de la nouvelle de la naissance dune brebis clonée, Dolly, aura fait leffet dune bombe. Les réactions, et le débat suscités occupent dépassent largement le cadre scientifique pour préoccuper le public tout entier. Dans la confusion médiatique habituelle, essayons de faire le point sur cette affaire.
Le clonage se définit comme la reproduction dun être vivant de façon totalement identique à lui même. Cest lunique moyen de reproduction des bactéries, et un mode de reproduction très répandu pour beaucoup dautres organismes, un grand nombre de végétaux. Le jardinier qui fait des boutures fait du clonage, comme monsieur Jourdain de la prose, sans le savoir, par exemple. Cest donc un phénomène naturel pour certaines formes de vie, et pas uniquement une manipulation digne dun nouveau Dr Jekyll.
Ensuite, le clonage artificiel nest absolument pas une nouveauté. On sait depuis dix ans cloner les ovins en dissociant les toutes premières cellules du développement en autant dembryons. Ce qui est relativement nouveau, cest que lon ait cloné un organisme supérieur, et qui plus est un mammifère, par transplantation nucléaire à partir dune cellule adulte. La même équipe, par exemple, avait déjà réussi lannée dernière a donner naissance a une brebis clonée à partir dun foetus (2). Ce qui est par contre entièrement nouveau, cest quaujourd'hui le clone a été obtenu à partir de cellules différenciées, cest à dire des cellules dont la forme est définitive, issues dun individu adulte.
La manipulation elle-même a consisté a implanter le noyau, qui contient lensemble de linformation génétique dun individu, dune cellule prélevée sur le pis dune brebis adulte, dans une ovule préalablement énuclée, et à réimplanter lensemble dans lutérus dune brebis porteuse. Celle-ci a finalement donné naissance à une brebis dont le code génétique est donc strictement identique à celui de la brebis donneuse. On a donc bien clonage.
Le résultat scientifique fondamental de cette expérimentation nest pas de pouvoir fabriquer des brebis-clones comme on photocopie des feuilles de papier, mais davoir démontré quune cellule totalement différenciée, cest à dire donc arrivée au bout de sa destinée évolutive dans lorganisme, est encore capable dassurer potentiellement le développement de lorganisme au grand complet. On savait que le message génétique n'était pas modifié, mais laccès à ce message semblait irréversiblement bloqué par des mécanismes dont le rôle est justement dassurer la stabilité finale de cet état fonctionnel de la cellule. Ce progrès de génétique fondamentale élargit le champ de la recherche aux détails de ces mécanismes, et en particulier ceux gouvernant le vieillissement cellulaire. Après le clonage, bientôt limmortalité ?
La grande question angoissée que tout le monde se pose aujourd'hui est bien entendu : "Et l'homme cest pour quand ?".
Du point de vue technique, à partir du moment ou la brebis et l'homme sont tous deux des mammifères, pas grand chose ne semble pouvoir sopposer à cette nouvelle étape. Mais chez la souris par exemple, des problèmes de synchronisation du cycle cellulaire entre le donneur et le receveur font obstacle à la manipulation. Or cest aussi un mammifère (3). De plus, a l'heure actuelle on ne peut avoir aucune information sur la longévité et sur la fertilité de Dolly. Et il faut aussi préciser que celle-ci est lunique naissance, sur 29 ovules modifiées transplantées, ce qui fait un taux de réussite de lensemble dérisoire : 3,4 % (4)
Mais bien entendu, lobstacle majeur à la réalisation dun tel projet, ou fantasme pour certains, est dordre non pas technique, mais éthique.
Du coté du clonage animal, qui est donc à peu près au point aujourd'hui, il y a plusieurs débouchés possibles. Les laboratoires de recherche qui utilisent des animaux comme cobaye pourraient ainsi supprimer une part essentielle de variabilité aléatoire, en utilisant des clones parfaitement identiques. Ce qui leur permettrait un allégement des protocoles expérimentaux concernés, tant en temps, en argent, quen bestioles sacrifiées : environ 5 fois moins, selon Yvan Heiman, de lINRA (5). Mais cest surtout dans le domaine de l'élevage que des profits gigantesques sont en jeu. Les grands trust alimentaires rêvent déjà à refaire ce quils ce quils ont en fait dans lagriculture : des races ovines, bovines, ou autres, à très haut rendement, mais SURTOUT stériles. Des super-animaux que lon ne pourrait reproduire que par fécondation in vitro (FIV) ou clonage, ce qui permet un monopole légal des souches génétiques. Plus question de reproductions " naturelles ", un mâle une femelle et youp-la-boum, technique que les éleveurs maîtrisent depuis toujours. Ainsi, les "services" de haute technologie des labos agro-alimentaires seraient un passage obligé pour l'éleveur. Entendez-vous le doux bruit du tiroir-caisse ? Rien que le marché du lait aux USA représente 200 milliards de dollar par an
Et il y également un autre marché en vue, cest celui de la production de molécules pharmaceutiques, le " gene farming ". Aujourd'hui, on utilise des bactéries ou, mieux encore, des animaux transgéniques comme " usines " à molécules actives pour certains médicaments compliqués. Or les techniques de microinjections dADN actuellement utilisées chez les gros mammifères sont hautement aléatoires, et extrêmement lourdes. Avec la technique développée par l'équipe écossaise, on peut envisager le clonage en série de ces nouvelles poules aux uf dor. Marché actuel : 7,6 milliards de dollar, et 18,5 estimés en lan 2000 (6)
Dans le domaine humain, si la question financière nest pas absente, loin sen faut, les perspectives sont quand même un peu plus réjouissantes Dabord dans le domaine des greffes. En effet, le problème majeurs lors des greffe reste la compatibilité immunologique des tissus. Cloner des animaux donneurs, des porcs le plus souvent, dont on sait quils sont particulièrement " passe-partout ", permettrait daméliorer les taux de succès. Et, plus fou encore, en se clonant lui-même, sans former pour autant un individu complet, tout individu pourrait se constituer sa propre réserve de tissus garanti 100 % compatibles. Une roue de secours, en quelque sorte, pour le corps humain (7). Marché mondial des organes : 6 milliards de dollar (8)
Mais cest dans le domaine de laide aux couples stériles que cette découverte offre des espoirs. En effet, même si la fécondation assistée a fait reculer progressivement les impossibilités davoir une descendance, il reste un certain nombre de cas où le seul recours reste le don de sperme, ou ladoption. Avec lutilisation du clonage, ces parents malchanceux pourraient avoir des enfants qui soient les leurs, ce qui reste quand même un souhait fondamental pour tout le monde (9). Et cela concerne aussi les couples gays
On laura compris au vu de ces chiffres, on est loin ici de la recherche fondamentale En effet, l'équipe de recherche qui vient de défrayer la chronique dépend du Roslin Institute. Cest en effet un institut de recherche dont la vocation est daméliorer la productivité et la qualité des animaux d'élevage, avec des chercheurs payés par l'état, tout en étant géré par une entreprise privée, PPL Thérapeutics. Faire du pognon avec largent public, cest la routine au pays du Thatcherisme réel. La preuve, cette entreprise a vu le cours de son action passer de 25 pences à 3£60 en moins dune semaine (10)
L'Église, a réagi très vite dans le monde entier. Nicholas Coote, secrétaire général adjoint de la conférence épiscopale romaine dAngleterre et du pays de Galles déclare ainsi que " tout être vivant a droit à deux parents biologiques " (11). Jeremy Rifkin, qui préside une certaine " fondation sur les tendances économiques " à Washington DC, dirige une coalition internationale de 300 organisations " éthiques et religieuses ", qui demandent tout bonnement que le clonage soit puni dune peine comparable à celle encourue pour le viol, labus et le meurtre denfants, rien que ça (12) ! Sans oublier bien sûr linévitable Christine Boutin, député UDF de chez nous et lectrice assidue du Combat syndicaliste, qui vient de déposer un projet de loi pour interdire " la réalisation de clonage et de chimères ", afin de sopposer à " la manipulation embryologique " de l'équipe écossaise et " éviter linacceptable ", tout rappelant dans un communiqué quelle avait fait la même proposition, sans succès, lors de la discussion de la loi sur la bioéthique en 1992 et 1994 (13). Bref, pour eux, humain ou animal, le clonage est un pêché mortel. Normal, il est interdit de faire concurrence à Dieu dans la création
Du coté des politiques, le débat est de savoir si les texte de loi actuels, comme le traité sur la fertilisation humaine et lembryologie au Royaume Uni, sont suffisant pour interdire le clonage d'être humain. En effet, ils ne prévoyaient pas encore lutilisation de cellules adultes comme donneuses de noyaux, juste celles dembryons. Ainsi Sheila McLean, professeur de droit et d'éthique en médecine à luniversité de Glasgow, déclare " Mon opinion est que la législation est restreint au clonage dembryons [ , mais cette technique concerne des adultes " (14). Mais tout le monde saccorde à dire que si ce texte ne suffit pas, il faut vite boucher les trous pour interdire tout ça. Ainsi David Shapiro, secrétaire exécutif du conseil de Londres pour la Bioéthique déclare, que " Si il y a le moindre doute, laffaire doit être résolue rapidement et la législation introduite ", de façon à éliminer toute faiblesse (15). Plus près de nous le secrétaire général du Conseil de lEurope, Daniel Tarschys, affirme le 25 mars que le clonage d'êtres humains est " inacceptable " et doit être interdit. Se référant à un texte international en préparation, la Convention européenne sur les Droits de l'Homme et la biomédecine, qui est sensée protéger l'être humain contre d'éventuelles utilisations abusives des techniques biologiques et médicales, il affirme quelle contient déjà les principes sur lesquels fonder cette interdiction. Le protocole sur la protection de lembryon et du ftus dont l'élaboration commencera prochainement, devrait contenir une disposition précise dans ce sens. Cette convention sera proposée à la signature des 40 pays membres du Conseil au cours dune cérémonie le 4 avril à Oviedo (Espagne) (16).
Les scientifiques semblent encore une fois un peu inquiet devant la boite de Pandore quils viennent douvrir. Cest ainsi que dès la fuite dans la grande presse, des pressions ont été exercées sur Nature pour " différer " la parution de larticle exposant les travaux de l'équipe scientifique (17). Grosso modo, ils rejoignent les politiques sur une législation très ferme, avec néanmoins la volonté de garder des issues de secours pour raisons médicale grave, au vue des immenses possibilités offertes dans ce domaine (voir plus haut).
Par contre, chez les gays, voila quun homme daffaires de New York, Randolfe Wicker, vient de fonder le mouvement Clone Rights United Front pour militer en faveur du droit au clonage. Pour lui, le clonage " ouvre des portes fantastiques " aux couples gays et lesbiens qui pourraient ainsi " se reproduire " (18).
Mais pour lensemble, mis à part l'église, la question du clonage animal a totalement disparu, et tout le monde se focalise sur la question de l'être humain. Or il y bien là danger dordre écologique sérieux, en ce qui concerne les animaux d'élevage. Ne va-t-on pas refaire la même connerie quavec les plantes ? Cest à dire la surproduction massive, et a l'échelle planétaire, dun tout petit nombre dindividus - les plus " performants ";. Tant est si bien que lon perdra la diversité génétique et quon sera à la merci du moindre changement du milieu ou du premier virus particulièrement virulent contre cette souche unique et planétaire dun animal donné ? Le jeu du " fais moi peur " orchestré autour du clonage humain na-t-il pas pour fonction de nous faire oublier ce risque ? Dautant plus que les intérêts financiers sont loin d'être négligeable, on la vu.
Quand à la question du clonage humain, est-elle si terrifiante que cela ? Après tout, certains vivent parmi nous depuis toujours, ce sont les vrais jumeaux Alors, vu les progrès médicaux et sociaux que cette découverte est susceptible damener, faut-il la refuser au nom dune argumentation qui relève plus de la peur ancestrale de linconnu que dune connaissance réelle du problème. Bien sûr que le fantasme de lautoreproduction en chatouille plus dun, et bien sûr quil y aura forcément des dérives financièrement intéressées, tant que nous serons dans une société capitaliste Mais est-ce une loi qui les empêchera, ces dérives ? Les affaires de la vache folle ou du sang contaminées sont encore suffisamment fraîches pour prouver le contraire.
Au delà de ce cas particulier, cest lensemble de la problématique scientifique qui est à lordre du jour. Et en particulier la question fondamentale : faut-il refuser le progrès au nom de la bombe atomique ? Et rêver du temps heureux ou l'homme batifolait au fond de ses cavernes
Pour nous, ce nest pas la science quil faut rejeter, mais son utilisation au service des intérêts de la seule classe dirigeante, contre ceux de la majorité de l'humanité. Exactement comme la production industrielle, par exemple. Et de la même façon que nous disons quil faut produire tout, moins et autrement, on pourrait dire quil faut chercher, peut-être pas tous, il y a quand même une question de compétence, certainement pas moins, mais bien autrement.
Épinglons au passage une attitude malheureusement répandue, y compris chez les libertaires, du refus de la réalité. Un fait scientifique qui existe ne peut être nié, il existe et il faut faire avec ! Il est impossible de brider lavancée scientifique, si lexpérimentation respecte certaines règles déontologiques (refus de la souffrance animale, confinement strict des souches mutées ). Les vrais problèmes commencent à la sortie du laboratoire, quand la nouveauté devient marchandise. Dès lors, notre responsabilité consiste à veiller à lutilisation des technologies émergentes et pas à en refuser lexistence.
Un autre débat qui peut être aussi abordé, cest celui de la responsabilité des scientifiques quand aux implications immédiates ou différées de leurs travaux. Dune façon générale, on note chez les chercheurs un manque général de réflexion sur les implications futures de leurs travaux. " Einstein est coupable ", disait Desproges, " Il ne pouvait pas ignorer que ses travaux ne serviraient pas qu'à éclairer les salles de bains. Et de fait, il faisait clair comme en plein jour le 6 août 45 dans toutes les baignoires d'Hiroshima ". Mais les scientifiques ne sont pas une race à part Dautant que le climat de compétition actuel pousse à lobtention du " scoop ", du résultat exploitable (cest-à-dire médiatisable) hors champs scientifique afin que tombe la manne financière qui permet de poursuivre les recherches. Alors certains " pètent les plombs " plus souvent qu'à leur tour. Cest ainsi quont fleurit les publications sur les gènes de lagressivité, de lalcoolisme ou de l'homosexualité (toujours masculine, comme cest étrange ). Dautres mettent leur savoir à profit pour breveter à tour de bras séquences dADN, ou plantes génétiquement modifiées. Ne verront-ils pas dans le clonage loccasion de bénéfices substantiels en vendant aux trusts agro-alimentaires occidentaux un savoir qui devrait être le bien commun de toute l'humanité ? Enfin, noublions pas lultra-minorité (heureusement !) de scientifiques qui mettent leurs recherches au service de leurs préoccupations idéologiques, qui, en ce qui concerne la génétique, exhalent souvent des relents de peste brune : héritabilité de lintelligence, hiérarchie génétique des prétendues races humaines Ne seraient-ils pas tentés de produire une lignée d'hommes providentiels, ou de multiplier par clonage le surhomme correspondant à leurs désirs ?
Cest bien pour cela que nous devons éviter de nous reposer sur les " spécialistes ", comme disait Léo) : scientifiques, marchands de technologies, politiques, ou qui que ce soit dautre (Comme les auteurs de cet article, par exemple ). Cest à nous tous quil importe de se tenir au courant des données réelles des débats autour des avancées technologiques. Pour cela il nous faudra souvent décrypter le discours des médias, éviter le piège des peurs clefs en main qui cachent souvent les vrais enjeux. Cest à nous tous quil incombe de se mobiliser le cas échéant. Mais ça, ce nest pas la première fois que nous le disons dans ces colonnes
(1) Viable offspring derived from fetal and adult mammalian cells, I. Wilmut, A. E. Schnieke, J. McWhir, A. J. Kind & K. H. S. Campbell, Nature 385, 810 - 813, 1997.
(2) Campbell, K. H. S., McWhir, J., Ritchie, W. A. & Wilmut, I., Nature 380, 64 - 66, 1996
(3) An udder way of making lambs, Colin Stewart, Nature online
(4) Viable offspring derived from fetal and adult mammalian cells, I. Wilmut, A. E. Schnieke, J. McWhir, A. J. Kind & K. H. S. Campbell, Nature 385, 810 - 813, 1997.
(5) Comment ca va, Dolly ?, Olivier Postel-Vinay & Annette Millet, La recherche n°297, 50 - 63, 1997.
(6) Comment ca va, Dolly ?, Olivier Postel-Vinay & Annette Millet, La recherche n°297, 50 - 63, 1997
(7) Clone mammals clone man ?, Axel Kahn, Nature online
(8) Comment ca va, Dolly ?, Olivier Postel-Vinay & Annette Millet, La recherche n°297, 50 - 63, 1997.
(9) Clone mammals clone man ?, Axel Kahn, Nature online
(10) Cloning technique reveals legal loophole, Ehsan Masood, Nature online
(11) Cloning technique reveals legal loophole, Ehsan Masood, Nature online
(12) " Un député français dépose une proposition de loi interdisant le clonage "
(13) Cloning technique reveals legal loophole, Ehsan Masood, Nature online
(14) Cloning technique reveals legal loophole, Ehsan Masood, Nature online
(15) Cloning technique reveals legal loophole, Ehsan Masood, Nature online
(16) Le Conseil de lEurope : non au clonage d'êtres humains
(17) Caught napping by clones. Pleas for ethical advice on mammalian cloning reveal a lack of foresight, Nature 385, 1997
(18) Des groupes de pression Gais veulent se battre pour le clonage