Lorsque les États-Unis sen prennent à lIrak, il faut se poser la question : quel est le problème de politique interne auquel ladministration américaine est confrontée ?
Le " conflit " qui agite le monde diplomatique et militaire est parfaitement anodin : le gouvernement irakien récuse les experts américains de lU.N.S.C.OM. (commission des Nations unies chargée de veiller à la destruction des armes de destruction massive en Irak), affirmant quils " profitaient de leur travail à lU.N.S.C.OM. pour exécuter un complot américain hostile à lIrak et pour provoquer des crises et des tensions " entre lO.N.U. et lIrak, selon le ministre irakien des affaires étrangères, qui annonça que la commission pouvait reprendre ses travaux sans les Américains. Il ajouta quil détenait des " preuves irréfutables " de ses accusations.
Tarek Aziz, le vice-Premier ministre irakien, affirme que " si la composition de lU.N.S.C.OM devient plus équilibrée, nous navons rien contre les Américains, mais nous ne voulons pas quils dominent la commission spéciale ". Il na jamais été question de vérifier si les accusations irakiennes concernant le rôle des experts américains étaient exactes. Pour la plupart des membres du Conseil de sécurité, il sagit simplement de faire face à lobstruction par Bagdad au travail de la commission chargée de surveiller le désarmement de lIrak.
Chaque fois que les conditions semblaient remplies pour que lIrak rejoigne la " communauté internationale ", les Américains trouvaient un prétexte pour renouveler le blocus, décidé tous les deux mois par le Conseil de sécurité. En mars 1994, la France, la Chine et la Russie ont signé un communiqué affirmant que lIrak avait respecté les résolutions de lO.N.U. et que le blocus ne se justifiait plus. Les États-Unis se sont opposés à la promulgation de ce texte.
Aller dans le détail des événements qui motivent la présente agitation ne présente pas grand intérêt : l'histoire de ces sept dernières années est ponctuée de tels incidents, dont la plupart nont pas franchi le seuil des médias spécialisés sur le Proche-Orient, mais dont certains ont abouti à des actions militaires : en 1992 avaient eu lieu ce quon pourrait appeler des " bombardements électoraux " à linitiative de Bush. En pleine campagne électorale, sa cote avait dégringolé spectaculairement : il lui fallait une action d'éclat. La dernière fois que Clinton avait envoyé des missiles en Irak, c'était en septembre 1996, lorsque les troupes irakiennes étaient entrées au Kurdistan, et lopération s'était soldée par un énorme fiasco : la C.I.A. avait subi une débâcle sans précédent dans le registre de ses opérations clandestines.
Ces derniers temps, la coalition anti-Saddam avait commencé à seffriter. Lopposition entre Français et Russes dune part, Américains de lautre, s'étalait au grand jour. Saddam Hussein a pensé quil pouvait accentuer les désaccords mais nest parvenu qu'à ressouder la coalition.
Une action militaire naurait sans doute pas beaucoup deffet sur le régime irakien, elle remobiliserait la population irakienne et lopinion arabe. Lutilisation de la force aurait plus deffets nuisibles sur la coalition que sur lIrak.
Deux événements sont à mettre en relation pour expliquer ce qui se passe en ce moment, et qui accréditent lidée dune diversion pour masquer un double revers :
Madeleine Albright, secrétaire d'État, fait sa première visite au Proche-Orient, le 9 septembre, après plusieurs mois darrêt des négociations de paix entre Israéliens et Palestiniens. L'élection de Nétanyahou au gouvernement en Israël a enclenché une dynamique de conflit avec les Palestiniens, avec la construction dune nouvelle colonie dans la partie arabe de Jérusalem, laffaire du " tunnel ", la relance de la colonisation juive à Gaza et en Cisjordanie, les confiscations de terres, les démolitions de maisons palestiniennes, etc.
La diplomatie U.S. tourne au ralenti. Albright tente dempêcher lembrasement des tensions dans une région stratégique pour les intérêts américains. Mais en même temps, Washington empêche systématiquement toute condamnation de la politique de Nétanyahou : ne jamais faire pression sur Israël pour infléchir sa politique.
Si Albright échoue, dit Hémi Shalev dans Yédiot Aharonot, " il est probable que le prochain attentat conduira à une confrontation violente et générale avec les Palestiniens, et même probablement à une guerre régionale globale ". Cette opinion nest pas marginale, elle est partagée par la quasi-totalité des observateurs israéliens.
Dans la foulée des accords dOslo et du retour dArafat à Gaza, une Conférence économique du Moyen-Orient et de lAfrique du Nord fut mise sur pied dans la perspective de création dune sorte de zone de prospérité allant de lAtlantique (Maroc) au Golfe. Une dizaine de chefs d'État, des centaines d'hommes politiques et une nuée de businessmen senthousiasmaient pour le projet. Le Qatar était lorganisateur de la dernière conférence, tenue du 16 au 18 novembre à Doha, la capitale de l'émirat. Cette conférence parrainée par les États-Unis devait servir à légitimer lexistence et le rôle dIsraël. En outre, le sommet était un enjeu important pour les États-Unis, car il devait montrer que la diplomatie américaine navait pas sombré avec le processus de paix.
Or, les chefs d'État de la quasi-totalité des pays arabes ont annoncé longtemps à lavance quils ne participeraient pas au sommet : lEgypte, lArabie saoudite, le Maroc, le Bahreïn, les Émirats arabes unis, la Syrie, le Liban. Ceux qui sy sont rendus nont été représentés que par des hauts fonctionnaires : Tunisie, Yémen, et même le Koweit, pourtant le " protégé " des États-Unis.
Cest une magistrale claque pour la diplomatie américaine.
On a remarqué que chaque fois que lidée de la levée du blocus fait une petite avancée dans lopinion, un incident est mis en avant et amplifié pour émouvoir lopinion et la convaincre que le renouvellement est justifié. Cette obstination nest pas provoquée par le souci de renverser un dictateur : les États-Unis se sont parfaitement accordés de bien des dictateurs jusqu'à présent, mais parce que le retour de lIrak sur la scène internationale provoquerait une catastrophe en chaîne.
Déjà, en mars 1992, il avait été question de cela. Le Monde écrivait alors :
" La décision de lIrak de reprendre les discussions avec les Nations Unies sur les ventes de pétrole nest guère rassurante pour les autres pays de lO.P.E.P. Certes il ne sagirait pas de lever lembargo mais, plus modestement, dautoriser Bagdad à exporter du pétrole brut à hauteur de 1,6 milliards de dollars pour satisfaire les besoins les plus pressants de sa population. Il reste que lengorgement des marchés pétroliers est tel (à cause de la surproduction saoudienne) que la moindre quantité supplémentaire de brut proposée fait craindre un effondrement des prix " (Le Monde, 22 mars 1992).
Dans l'éventualité dun retour, même partiel, du pétrole irakien sur le marché, il était alors proposé un embargo contre la Libye. Lembargo devenait ainsi un mode normal de régulation du prix du pétrole ! Le retour du pétrole irakien sur le marché produirait une baisse des prix et serait une catastrophe pour lArabie saoudite, pour le Koweit et pour les États-Unis, car Riyad ne serait plus capable d'honorer les contrats darmement quelle a signés.
A l'heure où nous écrivons, nous ne savons pas si les États-Unis vont bombarder lIrak. La marge de manuvre de Clinton dans cette affaire est faible. Il est coincé entre les pressions quil subit de lintérieur, qui exigent le recours à la manière forte, et le refus des alliés dy recourir, alors quil est impératif pour lui à la fois de maintenir lunanimité de façade au Conseil de sécurité et de prendre des mesures fermes pour ne pas se déconsidérer auprès de lopposition républicaine et de lopinion publique.
Clinton est en fait placé dans une situation de fuite en avant, mais le recours à des bombardements sur lIrak aurait des répercussions catastrophiques pour les États-Unis sur le plan de leur politique au Proche-Orient, où ils sont de plus en plus isolés.
Par ailleurs, si Saddam Hussein obtient que les méthodes de travail de lU.N.S.C.OM. soient modifiées, ce que nombre de membres du Conseil de sécurité nexcluent pas, ce sera un succès pour le président irakien.
Les États-Unis ne peuvent pas se permettre une stratégie incohérente dans leur approvisionnement en pétrole. Le soutien inconditionnel de ladministration américaine envers Israël est motivé essentiellement par cela. Il y a peu de chance que les stratèges américains continueraient à soutenir Israël sils ny avaient pas intérêt. En 1956, le président Eisenhower avait mis à exécution ses menaces de coupure de crédits, menaces qui avaient été immédiatement suivies deffet.
La différence avec 1956, cest que le pouvoir israélien aujourd'hui est relativement plus indépendant de laide de Washington, grâce aux contacts directs que lultra-libéral Nétanyahou a établis avec certaines fractions du capital américain. Nétanyahou est très lié à laile la plus droitière du Parti républicain. Alors que la campagne électorale de Shimon Pérès était soutenue par Washington, celle de Nétanyahou a été soutenue financièrement par des businessmen américains et canadiens qui étaient loin d'être tous juifs : le Canadien Conrad Black, par exemple, est propriétaire du Daily Telegraph de Londres et du Jerusalem Post, dont lex-rédacteur en chef, David Bar-Ilan, est un des trois plus proches conseillers de Nétanyahou. " Cela crée une situation sans précédent en Israël : pour la première fois, le gouvernement est sous le contrôle direct de cercles daffaires étrangers ou multinationaux, non sous celui des élites locales de larmée, de la sécurité ou du secteur des affaires ou de lindustrie, comme c'était jusqualors le cas " (1).
Israël, selon David Niles, lassocié du président Truman, est " une sorte de porte-avions stationnaire pour la protection des intérêts américains en Méditerranée et au Moyen-Orient ". Lexpression dun secrétaire à la Défense, Melvin Laird, est peut-être plus triviale, mais tout aussi imagée : Israël joue le rôle de " flic en patrouille " (2). Or, ce rôle de " flic en patrouille " a peut-être commencé à perdre sa justification dès lors que lensemble du monde arabe se détourne de la diplomatie américaine, et dès lors que le " flic en chef " Nétanyahou met en uvre une politique qui va à lencontre des intérêts fondamentaux de son commanditaire. Lorsque, pour la première fois, Nétanyahou se voit signifier, le 14 novembre, que la politique dIsraël porte " atteinte aux intérêts américains dans la région " (3), faut-il considérer la menace comme sérieuse ?
(1) Israël & Palestine Political Report, n° 197-198, sept-oct 1996
(2) Cf. LOccident et la guerre contre les Arabes, René Berthier, éditions L'Harmattan
(3) Le Monde 15 novembre 1997