Si dans la trentaine de villes où les chômeurs sont rentrés en action le mouvement a démarré autour des fêtes de fin dannée, à Lyon ce nest que tardivement que la lutte des chômeurs se mit en marche.
Tout commence réellement le vendredi 9 janvier lorsquune centaine de personnes investissent une ancienne agence A.N.P.E., propriété du Crédit lyonnais, en plein centre ville. La paternité de cette action revient essentiellement au comité chômeurs de la C.G.T. et à A.C ! Ces deux organisations avaient dailleurs appelé à un rassemblement deux jours plus tôt afin de profiter de la dynamique nationale de lutte des chômeurs pour essayer dimpulser un début de mouvement sur Lyon. Néanmoins loccupation de lA.N.P.E. va fournir le cadre à un début dauto-organisation des chômeurs, dépassant très rapidement les limites et les directions quA.C ! et la C.G.T. s'étaient attribuées, et aboutissant à la création dun collectif daction des chômeurs. Un phénomène qui est de plus renforcé par limplication dans le mouvement, dès le premier jour de loccupation, de nombreux militants libertaires, inorganisés, membres de la C.N.T. ou de la Fédération anarchiste.
Loccupation, jour et nuit, de lA.N.P.E. sorganise rapidement. Une ou deux assemblées générales (A.G.), une le matin et lautre le soir, rythment le quotidien. Lune des premières mesures prises est de rebaptiser le lieu " maison de la solidarité ". Des tracts sont alors réalisés informant la population de cette action et surtout incitant les chômeurs mais aussi les salariés de lagglomération à passer à la " maison de la solidarité " afin de se rencontrer, discuter et rejoindre le mouvement. LA.G. du soir regroupe vite en permanence plus dune centaine de personnes venues de divers horizons, chômeurs, précaires, salariés, étudiants, militants ou non. Cest un véritable forum de discussions, rencontres et échanges qui se met en place, où les premiers temps laspect " chaotique " des prises de paroles, le bouillonnement des interventions et des comportements individuels, souvent " tripaux " et attachés à décrire des parcours et des situations individuels, désarçonnent les professionnels de lencadrement des mouvements sociaux.
Tous ceux qui ont alors rompu lisolement du chômage découvrent la convergence des situations, des galères vécues au quotidien, mais aussi les intérêts communs et le poids de la force collective même si lapprentissage de la prise de parole en public, de l'écoute des autres, de l'élaboration collective et de la responsabilisation nest pas une mince affaire. Durant plus dune semaine, ce sont plusieurs centaines de personnes qui franchiront la porte, pour un moment, quelques heures, une nuit ou jusqu'à l'évacuation brutale par les forces de lordre de cette " maison de la solidarité ".
En attendant, avec cette occupation, les conditions de la popularisation de la lutte des chômeurs étaient réunis sur Lyon. Après avoir pris les locaux, on pouvait prendre la rue. Rien nest à eux, tout est à nous La première manifestation lyonnaise a lieu lors de la journée daction du mardi 13 janvier. Cest près de 3 000 personnes qui défilent pendant deux heures de la Bourse du travail à la chambre de commerce et dindustrie après être passés devant " la maison de la solidarité ". Moment fort d'émotions puisquun petit groupe de chômeurs barricadés pour maintenir loccupation durant la manif acclamait chaque cortège qui passait et vice versa. Le lendemain, une nouvelle banderole avec " partageons les richesses pas la misère " ornait la façade de la maison de la solidarité, reprenant alors le slogan inscrit en tête du cortège F.A. de la veille.
Samedi 17 janvier, nouvelle journée daction. Fort de la réussite de la manifestation du mardi, le mouvement lyonnais est de la danse. Mais localement la situation se révèle plus complexe quil ny parait. Ce même jour a lieu à Lyon une réunion nationale du Front national, réunissant plus de 2 000 délégués sous les auspices de Le Pen en personne. Depuis quelques semaines une manifestation était prévue contre ce rassemblement de la haine. Le dilemme est alors le suivant : tomber dans le ridicule de deux manifestations séparées ? Privilégier le mouvement des chômeurs ? Réussir à unifier les deux manifestations ? LA.G. de préparation fut alors fort houleuse, tant certains tenaient à faire de la mobilisation anti-F.N. une priorité. Ce fut une vision défendue par la plupart des militants dorganisations de gauche et surtout par Ras l'front qui tenait ce jour là, à Lyon aussi, son congrès national (voir la déclaration de la F.A. en page 4 de ce numéro - N.D.L.R.). Finalement il fut adopté lidée dune double manif en continu. Lidée était de partir du centre ville en passant néanmoins devant la maison de la solidarité sur des mots dordre anti-F.N. jusqu'à la Bourse du travail. Puis, après quelques prises de paroles, de repartir en direction de la maison de la solidarité, cette fois-ci dans le cadre du mouvement des chômeurs. Sur ce schéma, cest plus de 5 000 personnes qui descendirent dans la rue contre le fascisme et en solidarité avec les chômeurs. Un cortège du collectif de chômeurs avait dailleurs pris place dans cette première partie de manifestation afin daffirmer pour beaucoup dentre eux leur refus des discours populistes, nationalistes et racistes comme solution au chômage. Le cortège de la F.A., regroupant jusqu'à près de 400 personnes, fit lui aussi forte impression par son importance et son dynamisme. Cette journée avait une forte importance pour nous, car hormis le fait quelle se déroulait dans un contexte de luttes sociales, il y avait presque un an (le 16 février 1997) que notre librairie, " la plume noire ", avait été incendiée par les fascistes, et le soir même de cette manifestation avait lieu le pot dinauguration de la librairie enfin remise en état. Cest dailleurs plus de 200 personnes qui sont passées visiter les nouveaux locaux, apporter leur sympathie et terminer de façon conviviale, jusqu'à tard dans la nuit, cette journée fort agitée.
Le lundi 19 janvier une nouvelle semaine commence et dès 6 heures du matin la lutte prend un nouveau visage avec l'évacuation de la maison de la solidarité par les forces de lordre. Il en est alors fini de ce lieu central et névralgique de la lutte des chômeurs sur Lyon. De lavis de tous le mouvement doit continuer et une réaction se prépare. à 14 heures, environ 200 personnes se retrouvent à la Bourse du travail. Signe de linfluence libertaire qui sest imposée au cours de la lutte, cest aux sons de " Qui sème la misère, récolte la colère " et " rien nest à eux, tout est à nous " quon se met en route pour une nouvelle action. Quelques stations de métro plus loin, une approche dans la discrétion et ce sont les bâtiments du G.I.L. (Groupe interprofessionnel lyonnais) qui sont pris dassaut. Nous serons expulsés au bout de quatre heures par les flics venus au secours de ces bons patrons indignés par notre présence dans leurs luxueux locaux.
Après cette évacuation, le mouvement semble alors se chercher une nouvelle dynamique. La fatigue commence à se faire sentir ainsi que la nécessité dinscrire la lutte dans le long terme et donc de définir des moyens adéquats dorganisation. Devant un certain vide, A.C ! et la C.G.T. reprennent du poids dans la direction du mouvement et prônent lidée de suspendre les occupations et de sen tenir à des actions " coup de poings ". La grogne est alors profonde chez de nombreux chômeurs. La manifestation de mercredi 21 janvier est un semi-échec. à peine un millier de personnes, un parcours en périphérie de la ville digne dun enterrement du mouvement qui peut susciter de nombreuses questions à l'égard des " associations représentatives " responsables dun tel choix.
En attendant la manifestation nationale du mardi 27 janvier, jeudi 22, une cinquantaine de chômeurs sont allés occuper les locaux de lI.E.P. (Institut d'Études Politiques) de luniversité Lyon II à loccasion dune A.G. des collectifs de facs (1). Une occupation qui sest déroulée avec le concours de nombreux étudiants et personnels de cette université qui se sont dailleurs mobilisés en solidarité avec les chômeurs dès la première semaine du mouvement (voir encadré ci-contre).
On peut alors se demander quelles sont les motivations de la C.G.T., dA.C ! et de nombreuses autres organisations de gauche autour de cette manifestation du 27 janvier. Nest-il pas alors question den finir avec le mouvement des chômeurs tout en lui donnant lillusion dun aboutissement avec la question des 35 heures ? à deux mois des élections régionales, la gauche plurielle ne peut se permettre de laisser se développer un mouvement social porteur de troubles pour lordre public et qui peut se développer en autonomie par rapport à la représentation politique. Même ses relais associatifs et syndicaux les plus remuants le savent et en sont conscients. Lastuce est alors de renverser la logique de la solidarité. Plutôt que damplifier le mouvement des chômeurs en appelant les salariés à les soutenir dans leurs revendications, par exemple par une journée de grève permettant une action commune, cest en fait les chômeurs qui sont appelés à soutenir les salariés dans leur lutte pour les 35 heures, ce qui soit disant réglerait à terme le problème des chômeurs. Cette stratégie a aussi lavantage de reconstruire lunité derrière la majorité au pouvoir, porteuse de ce projet, face à un patronat hostile, de façade, aux 35 heures. Militants anarchistes, nous savons que le projet Jospin sur les 35 heures ne réglera en rien la question du chômage, de la misère et des inégalités. Ce nest quune mesure dadaptation de plus à la mondialisation du capitalisme et à sa gestion de la main d'uvre (2).
Le mouvement des chômeurs a brisé lisolement de nombreux individus. Il a enfin mis des noms et des visages sur des chiffres, sur ces millions de chômeurs qui étaient devenus une constante des médias et du paysage économique. Si cest bien dans les périodes de lutte que les idées se diffusent le mieux, que les consciences et les radicalités se forgent, on peut espérer que ce mouvement est porteur despoir pour les luttes futures. Que de nombreux chômeurs ont pris conscience que la fatalité nexiste pas, que collectivement nous pouvons changer les choses et que seule lauto-organisation de nos luttes peut forger un autre futur.
Nous naurons que ce que nous prendrons !
P.S: Finalement loccupation de lI.E.P. sest terminée le samedi 24 janvier en fin de matinée.
(1) Finalement loccupation de lIEP sest terminée le samedi 24 janvier en fin de matinée
(2) voir à ce propos larticle " Contre le projet Jospin " dans le M.L. n°1105