Depuis l'été dernier, lEst asiatique traverse une crise qui ne cesse pas de sapprofondir. Depuis plusieurs mois, ce sont les travailleurs qui en paient le coût social. Partout, les licenciements sont massifs. Partout, le coût de la vie a explosé. Dune part, la forte dépréciation des monnaies locales rend inabordable les produits importés et, dautre part, les prêts du F.M.I. sont conditionnés à la suppression des subventions sur les produits de première nécessité.
Des explosions sociales se préparent. En Indonésie, des émeutes de la faim, se traduisant par le pillage de nombreux magasins, se multiplient. Déployée dans tout le pays, larmée tire à balles réelles. On compte déjà plusieurs morts. De son côté, dans un contexte social plus proche des standards européens, la classe dirigeante sud-coréenne tente de prendre les devants en négociant avec le mouvement syndical. Le 6 février, un accord " dunion nationale " vient d'être conclu entre le nouveau président, le patronat et les syndicats.
Avant de le détailler, resituons les enjeux. La Corée du Sud est confrontée à une crise globale de son modèle de développement. Dans un contexte euphorique, argent facile et croissance rapide tirée par les exportations, les grands groupes industriels se sont massivement endettés pour accroître leur capacité de production. Confrontés aujourd'hui à une classique crise de surproduction, ils doivent dans lurgence " faire face à dimportantes restructurations ", licencier massivement en langage décodé.
Pour y parvenir, la bourgeoisie sud-coréenne doit imposer un bouleversement des règles du jeu social. Il lui faut casser le " modèle de lemploi à vie " (1), dominant dans les grands groupes, pour y substituer un modèle basé sur la flexibilité totale du marché du travail.
L'hiver dernier, le gouvernement avait déjà fait une première tentative. Passant en force, il avait fait adopter par le parlement une transformation radicale de la législation du travail. Confronté à une vague de grèves dures et massives, il avait été contraint de faire quelques concessions. En effet, le mouvement syndical en Corée du Sud a réussi à se développer et simposer comme un puissant acteur social (2).
Depuis de nombreuses années, la Fédération des syndicats coréens, le F.K.T.U. (un million de membres revendiqués), détient le monopole du syndicalisme institutionnel, jouant généralement le rôle dun " syndicat-maison ". Mais à la fin de lannée 1995, la création du K.C.T.U., à partir du regroupement de nombreux syndicats indépendants, a bouleversé le paysage syndical. Revendiquant 500 000 membres, cette Confédération coréenne des syndicats sest affirmée comme plus déterminée mais aussi plus politique, luttant pour lextension des droits démocratiques. Cest elle qui anima la grande grève de l'hiver dernier.
Cet essor syndical accompagné dune réelle combativité a permis aux travailleurs sud-coréens daméliorer significativement leurs conditions de vie (3).
Pour parvenir à ses fins, la classe dirigeante coréenne organise les grandes manuvres, mobilisant à tous les niveaux sur le thème de " lunion nationale ".
Élu président en décembre, Kim Dae-Jung, leader de lopposition démocratique et ancien dissident condamné à mort en 1980, joue le jeu de la " réconciliation nationale ". Ainsi, il accepte de faire campagne avec Kim Jong-pil, symbole de la dictature militaire et fondateur de la police politique, la K.C.I.A. De même, deux anciens " généraux-présidents ", Chun Doo-hwan et Roh Tae-woo, condamnés en 1996 à la fois pour corruption et pour la sanglante répression des manifestations en 1990 (200 morts), viennent d'être amnistiés.
Profitant de sa légitimité dopposant historique, le nouveau président sefforce den tirer avantage dans une situation où le F.M.I. peut être présenté comme responsable de tous les maux. Jusqu'à présent, les deux confédérations syndicales sopposaient au nouveau code du travail, finalement adopté en mars 1997. Pourtant, elles viennent daccepter de signer un " pacte social " qui ouvre la voie à des licenciements massifs (4).
Les patrons devront simplement respecter un préavis de soixante jours et négocier avec les syndicats la liste des licenciés. Un organe tripartite (syndicats, patronat, gouvernement) permanent, institutionnalisant cette " cogestion " sur le dos des salariés, est chargé de poursuivre les négociations du " pacte social ".
En contrepartie, les salariés obtiennent une dotation denviron 18 milliards de francs au fond dindemnisation du chômage (5), une somme ridicule relativement à lexplosion programmée de la population concernée. Dautre part, l'État sest engagé à élargir les droits syndicaux; en particulier la K.C.T.U., jusque là non reconnue officiellement, se voit accorder les mêmes droits que sa rivale.
Les salariés coréens accepteront-ils cet accord de dupe ? Certainement confrontée au mécontentement de sa base, la direction de la K.C.T.U. a fait mine de retirer sa signature, menaçant de déclencher une grève générale illimitée.
Immédiatement, le gouvernement a fait déployer larmée. Reculant devant la perspective dune confrontation directe, la K.C.T.U. a finalement décidé de rentrer dans le rang. Ce nest peut-être que partie remise.
Dans un contexte de globalisation du capitalisme, les problèmes quaffrontent les travailleurs tendent à suniformiser, de même que les méthodes utilisées par les classes dirigeantes. La bourgeoisie coréenne tente aujourd'hui dintégrer lensemble du mouvement syndical en linstitutionnalisant. Depuis un siècle, cest une méthode qui a fait ses preuves dans notre vieille Europe.
Patrick - groupe Durruti (Lyon)
(1) Lemploi à vie est un élément dun modèle de gestion " paternaliste " de la main-d'uvre. Lentreprise, une " grande famille ", assure la sécurité de lemploi et des perspectives de promotion interne à ses " enfants " les plus dévoués. En contrepartie, les salariés doivent montrer leur " reconnaissance ". Sous la pression de lencadrement, ils sont contraints deffectuer de nombreuses heures supplémentaires non payées et de renoncer " volontairement " à leurs congés. Dans un contexte dexpansion rapide, c'était, pour le patronat, un mode de gestion du personnel parfaitement rationnel.
(2) Dans les entreprises de plus de mille salariés, le taux de syndicalisation atteint 80 %.
(3) Entre 1987 et 1989, les luttes sociales se sont multipliées. Ne manquant pas de " grain à moudre ", le patronat a alors tacitement fait le choix dacheter la paix sociale. Pendant près dune décennie, les salaires ont augmenté en moyenne de 15 % par an. Partant dun niveau très faible, le salaire minimum (pour 8 heures pendant 24 jours) ne dépassait pourtant pas, en 1997, l'équivalent de 2 800 F. Mais dans les très grandes entreprises dun petit nombre de secteurs, la construction automobile ou l'électronique, les salaires mensuels atteignaient lan passé des niveaux proches des standards européens. Par exemple, les ouvriers coréens de Samsung Electronics étaient mieux rémunérés que les salariés des filiales du groupe implantées en Grande-Bretagne.
(4) Les conséquences seront certainement dramatiques. Il y a peu, la Corée du Sud comptait 600 000 chômeurs ; dans les prochains mois, selon les estimations gouvernementales, un million de travailleurs supplémentaires vont les rejoindre. Selon l'économiste François Chesnais, le nombre de chômeurs pourrait atteindre trois millions à la fin de lannée pour 46 millions d'habitants.
(5) Lassurance-chômage a été créée en 1995. Elle assure 70 % du dernier salaire pendant trois mois.