Bas les masques ! En une centaine de pages, Serge Halimi, journaliste au Monde diplomatique, nous livre un brûlot décapant sur les pratiques dune trentaine de journalistes de " connivence " et de " révérence " qui survivent à toutes les alternances politiques et industrielles. Sorte de nomenklatura médiatique qui se veut le gotha de la profession, ils ne sont - citations à lappui dont l'énoncé suffit à la démonstration - que les haut-parleurs, les " nouveaux chiens de garde " du système dominant : " le marché ".
Ce marché est dailleurs une vérité indépassable et d'évidence comme nous lexplique doctement Philippe Maniére, chroniqueur économique au " Point " : " Le marché des marchandises, du travail, et les échanges financiers existent depuis des lustres. Le marché qui régule loffre et la demande est neutre. On perd vraiment du temps à le critiquer. Il demeure une des données incontournables de la vie. "
Et au cas où nous naurions pas compris, son compère Alain Minc, financier raté reconverti en journaliste à succès, également président du conseil de surveillance du Monde, se charge denfoncer le clou : " Je ne sais pas si les marchés pensent juste, mais je sais quon ne peut pas penser contre les marchés. Je suis comme un paysan qui naime pas la grêle mais qui vit avec Il faut savoir et partir de là : agir comme sil sagissait dun phénomène météorologique. " Bref, le marché cest naturel !
Que ce soit dans la presse écrite, radiodiffusée ou télévisée, ces oligarques sont omniprésents, lemployé de lun étant lemployeur de lautre et vice-versa, la palme revenant au stakhanoviste Alain Duhamel qui préside le comité éditorial dEurope 1, où il disserte de tout dans " la tranche du matin qui cible les décideurs ", et dont les éditoriaux sont accueillis dans Libération, Le Point, Les Dernières Nouvelles dAlsace, le Courrier de lOuest, Nice-Matin et est abondamment cité dans Le Monde et L'Humanité.
Halimi dénonce également les " courtoisies croisées " à linstar du numéro de duettistes de Serge July et Philippe Alexandre, " Christine a fait un livre " lors de l'émission Dimanche Soir sur France 3, le 6 avril l997, animée par Christine Ockrent. à propos de cette dernière dailleurs est évoqué ce titre du New York Times lorsquelle se fit embaucher sur France 2 en septembre 1988 : " La star qui fait craquer la France pour un salaire de misère. " Une misère de 120 000 F par mois alors que la profession est gangrenée par la précarité, les piges mal payées, les " stages sans avenir ". Reprenant la formule de Beuve-Méry : " Le journalisme cest le contact et la distance ", Halimi lexplicite : " contact avec les privilégiés, distance envers les précaires. " à laffirmation dun contre-pouvoir sest donc " substituée la volonté daccompagner les choix de la classe dirigeante ". Libération, Le Monde, Le Point, LExpress, Le Nouvel Observateur, cest partout le même son de cloche. Laurent Joffrin, ex-directeur du Nouvel Obs et actuel directeur de Libé, va même jusqu'à dire que son journal " a été linstrument de la victoire du capitalisme dans la gauche ". Ce ne sont pas les Bouygues, Lyonnaise des eaux, Générale des eaux, Lagardère et autres Chargeurs réunis qui diront le contraire !
Face à une telle volée de bois vert, la " grande presse " a dabord préféré ignorer le livre, mais son succès grandissant - plus de 80 000 exemplaires vendus - a notamment contraint le directeur de la rédaction du Monde, Edwy Plenel (1), à réagir par un long papier, dont le titre est tout un programme " Le faux procès du journalisme ", paru dans Le Monde diplomatique de février (2) ! Épinglé par Halimi pour avoir souligné à propos du service " Entreprises " - dans un entretien paru en mai 1996 dans la revue Le Débat - " un choix dénué dambiguïtés : la micro-économie, les marchés et la finance sans complexe, sans ce rapport trouble, voire hypocrite au monde de largent ", il Iui reproche de navoir pas prolongé la citation car " je voulais simplement dire que même la critique de l'économie ne pouvait se passer dinformations fiables, précises et pointues, pêchées au cur de la réalité marchande. " Certes, mais quand dans le Monde du 30 janvier, faisant le bilan de lannée écoulée, le directeur du journal, J.M. Colombani, conclut en indiquant que " la priorité éditoriale du Monde sera le renforcement des pages " Entreprises ", cest avec raison qu'Halimi réplique " quon ne saurait abandonner à la bourse le choix de déterminer la seule politique possible. "
Les nouveaux chiens de garde. Serge Halimi. Edition Liber. 30 F. En vente à la librairie du Monde libertaire.
(1) Qui a commencé sa carrière à Rouge, organe de la L.C.R.
(2) Au nom du " droit " de lactionnaire majoritaire. Le lecteur lira avec profit " Les médias et les illusions nécessaires " de Noam Chomsky, salué par Le Monde comme " une formidable leçon de pensée libre et rebelle ". Faites ce que je dis, pas ce que je fais !