Cinq mois déjà se sont écoulés depuis le début de ce procès et il faut remarquer que, pour un homme de 88 ans, Papon fait preuve dune alacrité desprit et dun sens de la dialectique tout à fait étonnant. Mais en même temps, les contradictions savivent par rapport à ses premières déclarations et les révélations promises ne savèrent être que des pétards mouillés.
Le 26 août 1942 part le deuxième des 8 convois examinés par la Cour dassises (1). Cest le plus dramatique, celui des enfants. En effet, dans le cadre des Accords Oberg-Bousquet (2), seuls sont normalement - si lon peut dire - concernés par les mesures de déportation les juifs étrangers, âgés de 16 à 45 ans. Or sur les 443 déportés qui partiront, on décompte 186 français et 81 enfants, dont beaucoup ont moins de 5 ans. Pour ces derniers, Papon cherche à se défausser de sa responsabilité sur le grand rabbin Cohen. Nombre dentre eux ont vu en effet leurs parents déportés par le premier convoi, et ont été placés chez des gardiens par la préfecture « avec laccord du grand rabbin », soutient Papon, Et lorsque le président lui demande qui a procédé à cet « odieux ramassage », il répond avec un art consommé de la litote « La préfecture na pas donné dordre, mais une information, qui consistait à transmettre lordre des Allemands. »
Pierre Garat, le chef du Service des questions juives et subordonné direct de Papon, va se rendre à Drancy avec le convoi, et son rapport, au retour, tire la sonnette dalarme. Les critères de nationalité, de sexe et dâge ne sont quun paravent face à latroce réalité. Plaque tournante de la déportation des juifs en provenance de toute la France, zone libre comme zone occupée, et à « destination de lEst », Drancy « doit fournir aux autorités allemandes trois trains de 1 000 juifs chaque semaine ». Si chaque lieu de départ peut remplir son « quota » en fonction des critères retenus par les accords, tant mieux, dans le cas contraire on complétera « avec le tout-venant ». Cest la mise en route de la solution finale et le gouvernement de Vichy en est le complice actif.
Parmi les témoignages des victimes, le plus fort est celui de Léon Zyguel, âgé de 15 ans au moment des faits, parti pour Auschwitz par le convoi n° 35 : 1028 déportés, 23 « revenants » en mai 1945. « Ce fut le train de la mort, les camps de la mort, la marche de la mort » jeune et robuste, il ne sera pas gazé à son arrivée mais travaillera dans limmense complexe pétrochimique de lI.G. Farben : durée de vie programmée à six mois. Grâce à sa constitution physique et la solidarité de ses camarades il va faire rapidement partie de lappareil clandestin du parti communiste , il va réussir à survivre aux privations, aux coups et à lhumiliation. Il finit sa déposition en se tournant vers Papon : « Depuis jai toujours été du côté des opprimés alors que Papon a toujours été du côté des oppresseurs. »
Pour le troisième convoi du 21 septembre, qui verra partir 71 juifs, dont 12 enfants et 7 vieillards, Me Rouxel, lun des trois avocats de Papon, résume ainsi la situation : « Pas de documents allemands, pas de documents français, et Maurice Papon nest pas là. » Certes mais Garat dispose dun ordre de mission permanent de Papon. Et Me Lévy de répliquer que nous sommes dans le cadre d« infractions collectives commises par une chaîne de personnes. Le plus tragique exemple est le crime contre lhumanité ; il nest jamais commis par une seule, mais par plusieurs personnes dans le cadre dun plan concerté. »
Le quatrième convoi du 26 octobre va suivre la rafle du 19. Il sagit dune opération concernant toujours les seuls juifs étrangers normalement, et les Allemands demandent à ce quelle soit exécutée sur le champ le jour même. Selon le témoignage dun policier présent à la réunion préparatoire précédant la rafle : « à aucun moment nos chefs nont pris la parole. Les fonctionnaires de la Sûreté ont obéi aux directives du représentant du Service des questions juives, Pierre Garat ». 41 juifs dont 14 français seront raflés sur Bordeaux et le convoi, avec les Landes et les Basses-Pyrénees, en comportera 128 dont 28 français et 20 enfants. Le rapport de Carat dénote sa satisfaction : « on peut considérer quil ny a plus dans le département de juifs étrangers ».
Vient à cette occasion lheure tant attendue du témoignage de Michel Bergès. Cest lui qui, alors compagnon de route du parti communiste et préparant une thèse sur la collaboration économique à Bordeaux, va découvrir les premiers documents portant la signature de Papon. Il les remettra à Michel Slitinsky et ils seront publiés en mai 1981 dans le Canard Enchaîné. Depuis il a retourné sa veste : « Aujourdhui je suis investi dune mission sacrée, mon devoir cest de transmettre sans juger Pour moi il y a ici deux souffrances qui saffrontent, celle des victimes et celle de Papon. » Il évoque « une situation complexe. Il faut situer les documents, les analyser et ensuite les interpréter. » De plus il nest pas possible de trancher car il y a des lacunes fondamentales dans la recherche des pièces darchive par le juge dinstruction, qui a été sélective. Pour lui il y a une véritable tutelle inquisitoriale des Allemands ne laissant pratiquement aucune marge de manuvre aux autorités de Vichy et à ses représentants. Lui qui plaçait initialement Papon « au centre du processus des rafles » ne voit plus maintenant en lui quun simple relais, « un informateur ».
Cest justement Michel Slitinsky qui lui succède la barre. Âgé de 17 ans en 1942, il échappe à la rafle en bousculant les policiers et en senfuyant par le toit. Engagé ensuite dans la Résistance, il naura de cesse de retrouver les coupables car son père, lui, nest pas revenu dAuschwitz. Dans sa quête inlassable, il va remonter des policiers venus larrêter jusquà la tête de la préfecture, et sera linitiateur de la plainte déposée par Me Boulanger contre Papon en décembre 1981. Ce procès, cest sa vie mais à la barre il se perd dans les méandres du dossier. Il se fait reprendre par les avocats de la défense pour des erreurs factuelles qui, si elles nengagent pas le fond, le déstabilisent tout de même quelque peu. Quoi quil en soit, le choc Bergès-Slitinsky na pas eu lieu, et nous restons sur notre faim avec limpression dun léger malaise.
Le cinquième convoi nous projette un an plus tard le 25 novembre 1943, avec lordre donné directement par les S.S. à lintendant de police de procéder au transport vers Drancy de 86 juifs internés au camp de Mérignac. Ce nest que dans laprès-midi que Jacques Dubarry, ex-secrétaire personnel de Papon et nouveau chef du Service des questions juives depuis août, apprendra « fortuitement que le convoi est parti ». La responsabilité directe de Papon étant ici difficile à établir, le parquet général en vient à évoquer les deux convois précédents des 2 février et 7 juin qui ne figurent pas dans la saisine de la Cour dassises. En effet, au prétexte quaucune victime ne sest manifestée à leur propos, le parquet ne les a pas retenus à charge. Alors que cest précisément pour le convoi du 2 février que figure un ordre de réquisition signé par Papon lui-même et démontrant quil donnait bien des ordres directement aux forces de gendarmerie ! Il a beau jeu de rappeler que la Cour nen est pas saisie, mais on ne peut que sinterroger sur la conduite du parquet.
Le sixième convoi qui comprendra 134 juifs partira le 30 décembre 1943 selon le même scénario que le précédent, mais son examen est occulté par la tempête médiatique soulevée par les Klarsfeld père et fils. Ils ont appris que le président Castagnède est lié à une famille des victimes par le biais de la femme de son oncle paternel ; et sa cousine germaine, Micheline Castagnède, est vivante. Si elle se constitue partie civile, cest la récusation assurée. Il est paradoxal que ce soit un avocat des parties civiles qui soulève cette difficulté alors quune telle parenté pourrait sous-entendre une plus grande sensibilité du président en faveur du sort des victimes. Mais les Klarsfeld dexpliquer que Me Varaut, pour la défense, aurait pu lapprendre de son côté et ne le révéler quà la veille du verdict, le décrédibilisant ainsi par avance. Mais Micheline Castagnède sétant apparemment volatilisée et Me Varaut ayant confirmé « solennellement accepter les juges qui nous ont été désignés », les choses devaient en rester là.
Un nouveau degré dans lhorreur va être atteint pour les 317 juifs concernés par le septième convoi du 12 Janvier 1944. Cette fois on rafle tout ce qui reste : femmes, enfants, vieillards, français comme étrangers. Pas de transport à Mérignac cette fois mais à la synagogue, située au cur de la ville, qui sera profanée au vu et au su de toute la population. Les Allemands sont certes en première ligne mais les policiers français prêtent la main. Le préfet Sabatier va alors prendre la précaution de rédiger un rapport très minutieux, détaillant ses différentes tentatives dintervention, quil fera contresigner par Chapel, son directeur de cabinet, Duchon lintendant de police et Fredou son adjoint, et Papon, son secrétaire général. Au président qui lui demande à quel usage était destiné ce document, Papon répond sans fard : « Pour lHistoire ! » Nous sommes en effet en janvier 1944 et le débarquement du 6 juin nest pas loin
Mais cela nempêchera pas le départ dun huitième convoi quelques jours avant seulement, le 13 mai. Cette fois ce seront les derniers vieillards impotents hospitalisés qui seront du voyage. Difficile pour Papon de prétendre quils partaient vers des « camps de travail » ! Cest pourquoi en guise de contrefeu Papon cherche à se présenter comme un « sauveur de juifs » et un résistant.
Or il sest avéré à lexamen de ces huit convois que celles et ceux qui ont échappé à la déportation grâce aux interventions de Papon, ce ne sont pas des juifs auxquels il aurait fourni des faux certificats de baptême ou de non-circoncision, mais qui, au regard du statut les régissant et des Accords Oberg-Bousquet français, conjoints daryens, enfants, vieillards nauraient de toute façon pas dû être concernés. Non seulement il na sauvé personne, mais en plus il a participé à la déportation de centaines de juifs qui nauraient pas du partir !
Quant à sa résistance, cest la cerise sur le gâteau si lon peut dire. à lentendre, il aurait été un membre actif, mais « très cloisonné », de deux réseaux de renseignements, « Jade-Amicol » et « Marco-Kleber ». Mais outre le fait quil lui faudra attendre 1958 et deux refus successifs pour se voir délivrer la carte de « résistant », de tous ceux qui sont venus témoigner à la barre quil avait bien été lun des leurs, aucun na eu de rapports directs avec lui à ce moment-là. Il est probable quil a rendu des « services » à partir de fin 1943, mais suffisamment discrets pour quà la mi-44 un rapport du B.C.R A. (3) le qualifie encore de « très dévoué au Maréchal et à Laval, contre la Résistance ».
Nous avons droit alors à un défilé de poids lourds de la Résistance, constellés de médailles et dhonneurs, venus nous dire le plus grand bien du résistant Papon, gaulliste parmi les gaullistes, et crier au « complot judéo-bolchévik » comme au bon vieux temps. La palme reviendra à Jean Jaudel, 88 ans, résistant de la première heure et unique survivant du « réseau du Musée de lHomme » qui sécriera « Vive la France ! Vive Papon ! Vive la République ! ».
Foin darguties juridiques, Papon reprend à son compte son argumentaire du début « Il sagit dun procès politique et à travers ma personne, cest le général de Gaulle qui est visé », et donc la légitimité des institutions quil a créées. Plus que jamais nous sommes bien dans le cadre de la continuité de lÉtat.
(1) oir pour le premier convoi la fin de larticle précédent paru dans le Monde libertaire n° 1108 du 15 janvier 1998
(2) Analysés dans le précédent article cité supra
(3) Service de renseignements gaulliste basé à Londres