Lindividualisme est une attitude dégagée de toute influence extérieure (dogmatique, idéologique, théorique, institutionnelle ) par laquelle notre propre vision du monde et notre propre liberté déterminent nos comportements et nos actions sans même que ceux-ci soient proposés comme modèle à quiconque.
Cet individualisme nest contradictoire ni avec la solidarité, ni avec lengagement. Au contraire, il est le garant dun engagement lucide et attentif à lautre puisquil permet et exige des solidarités ponctuelles pour des actions précises, des objectifs clairs et en parfaite harmonie avec la liberté radicale qui les sous-tend.
Solidarités ponctuelles et actions précises car il sagit de solidarités au coup par coup, ce qui implique chaque fois une analyse réfléchie et lucide au lieu dun engagement définitif (certes, un engagement définitif est lui aussi réfléchi, mais réfléchi une fois pour toute !). De plus, un engagement long sur un objectif large entraîne des concessions, des élagages jusquau tronc commun alors que ce qui rend pertinente une pensée, ce nest pas le tronc commun, qui est partagé par tous, mais les originalités et les particularités qui la rendent précieuse entre toutes.
Or il ne peut y avoir sur ces particularités quaccords ponctuels : dune part ce sont des points précis et les partenaires de ces accords ne sont pas nécessairement " en phase " sur dautres points, dautre part chaque individu, unique précisément par la combinaison de ses particularités, voudra à juste titre les voir toutes présider à ses actions et il lui faudra avoir, point par point, différents partenaires avec lesquels il mettra en action chacune -ou quelques unes seulement- de ses spécificités. Lengagement solidaire de lindividu devient alors une mosaïque unique faite de limbrication dengagements ponctuels multiples et de multiples partages.
Attentif à lautre, disais-je plus haut, car ce type dengagement contient l'écoute de lautre : il me faut lui être attentif pour cerner là où je peux le rejoindre malgré dautres points, et la où je me sépare de lui à cause dautres points. Ce type dengagement contient aussi la tolérance (1) car notre adhésion commune à une cause précise mouvre sur les engagements de lautre un regard que je naurais peut-être pas eu sans le fraternel compagnonnage de luttes partagées.
À lopposé, un engagement long sur un objectif large -engagement " de principe "- conduit à labandon de nos originalités, à une amputation de notre vision du monde dans ce quelle a de plus originale, donc de plus pertinent et de plus nécessaire aux autres, et il ne reste alors plus dans le " groupe permanent " que ce sur quoi tous sont grosso-modo daccord (la doxa) et, pour ne mettre en péril ni la cohésion du groupe, ni la poursuite de lengagement viendront alors dabord lautocensure puis la marginalisation des pensées hétérodoxes, lintolérance, les exclusions, les luttes intestines et les dynamiques de " chefferies ". Jajoute qu'à mon sens un engagement ne doit jamais être durable car chacun le rejoignant alors selon son désir et le quittant quand il na plus " la pêche ", la " cause " garde une vitalité permanente et une pertinente originalité meilleures que si elle traîne des " fidèles " essoufflés ou partiellement démotivés. Je dis bien " à mon sens " car si certains éprouvent le besoin de se réunir durablement sur une base définitivement fixée, grand bien leur fasse, tant quils ny obligent pas autrui. Comme l'écrivait William Godwin dès 1796 : " Tout est valable, même les fantaisies les plus absurdes, même les formules qui nous semblent les plus répulsives, aussi longtemps quelles trouvent des partisans pour les appliquer volontairement, sans prétendre y obliger les autres, aussi longtemps quelles ne font loi que pour ceux-là seuls qui se sont librement associés à elles. "
Laspect ponctuel de lengagement individualiste, parce quil conduit à se séparer une fois lobjectif (jinsiste : précis) atteint, fait que les mécanismes dinstitutionnalisation de lengagement, générateurs de conservatisme et de dérives " orthodoxes " (exclusions, luttes intestines, chefferies ) ne peuvent se produire.
Dautre part la multiplicité de séparations/rencontres entraînées par cet aspect ponctuel de lengagement individualiste constitue pour chaque individu une continuité unique et originale définissant un fédéralisme qui soppose, en les régénérant, à la fois au démocratisme républicain, au centralisme démocratique des " organisations " révolutionnaires avant-gardistes et à un certain fédéralisme rigide conçu uniquement comme une réponse technique à la contradiction individu/collectivité.
Ce fédéralisme dindividus (ou de groupements ponctuels dindividus) développe un tissu dinteractions dans lequel chaque individu est moteur fédérateur des multiples axes dengagements, et chaque combat un espace fédérateur dindividus aux sensibilités multiples et diverses. Ce type de fédéralisme prend alors le même sens que ce que Max Stirner entendait par association : quelque chose en train de se faire par la volonté des individus et non la cristallisation (lossification écrivait-il) des actions en institutions.
Ces propositions de solidarité, daction, dorganisation construites sur une base individualiste, dans lesquelles chacun investit ce quil veut pour réaliser le monde quil veut, avec qui il veut, parmi tous les autres possibles en train eux aussi de se réaliser dans des solidarités, des respects -et des indifférences- réciproques exigent, pour passer du domaine de lutopie à celui de la réalité, de modifier les rapports de force actuels.
Il faut dès lors, dans la réalité même de cette société oppressive, que chacun, associé avec qui bon lui semble et comme il le juge opportun, puisse se battre et développer des luttes, des solidarités, un respect et une bienveillante indifférence mutuels dans et par lesquelles se construiront ce à quoi il aspire en tant qu'être libre, acteur et coacteur de ses libertés.
Certains -et je vais pour eux de la plus radicale des solidarités à la plus sympathique des indifférences- décident de sinvestir qui dans la lutte syndicale, qui dans la lutte sociale, qui dans le combat féministe, qui dans des luttes et des pratiques de solidarité à l'échelle de leur quartier ou de leur ville, dans et/ou contre des institutions (professionnels, usagers, parents d'élèves, ), tout ceci n'étant dailleurs ni contradictoire ni exclusif, mais choisi en fonction de priorités définies selon leurs désirs, leurs sensibilités, leur positionnement social, leurs contraintes, leurs analyses, leurs rencontres, leurs sympathies, etc. Toutes sont également sympathiques, également respectables et bien sot, ou bien " terroriste ", qui peut dire que Le-Sens-De-l'Histoire exige quon sacrifie à lune toutes les autres.
Parmi eux, certains -et jen suis- ont décidé d'également sinvestir dans la construction, le maintien et le fonctionnement dune " organisation " spécifique anarchiste qui doit être lespace fécond de la production, de lexpérimentation et de l'échange des propositions anarchistes. Lanarchie est une proposition radicalement et originalement différente de tout autre propos politique. Construite sur le respect des aspirations, de lautonomie et de linaliénable capacité des personnes à contracter, elle ne consiste pas plus à peser sur les décisions institutionnelles qu'à initier, encadrer ou diriger " le mouvement de masses ", mais à permettre à chacun, par la lutte et la solidarité, de lutter et vivre selon ses désirs et mettre en uvre ses solutions.
Comme il est totalement improbable de trouver un groupe de libres personnes qui sur des points différents, des problèmes différents, des actions différentes auraient des analyses communes et seraient en perpétuel accord, le fédéralisme laisse convivre ces différences et permet à chacun, individu ou groupe dindividus, de sunir et dagir pour donner une commune solution à un commun problème.
Dans le choix de la construction dune organisation anarchiste spécifique, seule la cohabitation de différents désirs et projets, différentes aspirations et propositions était à même dillustrer et de prouver la pertinence et la validité de la proposition anarchiste. Cest par la synthèse et la cohabitation des ces diversités, par la capacité à faire vivre dans une organisation unique cette union des diversités, que se vérifie la proposition fédéraliste et non dans lobligation et lobéissance réglementaire. Elle ne peut même surgir que de cette synthèse, car obligation et obéissance impliquant sanction et force, il ny a plus union, mais contrainte.
Par ailleurs, toute proposition qui contiendrait la nécessité de sacrifier lintérêt des individus à lintérêt collectif est une idée profondément marquée par la morale oppressive et les systèmes de pensée de toutes les structures autoritaires dont nous sommes malgré nous les héritiers. Comme dailleurs lidée selon laquelle lindividualisme serait une déviance petite bourgeoise relève de la condamnation de ce que la morale chrétienne appelle le péché d'égoïsme ; condamnation dont on sait lusage quil est toujours fait pour maintenir lordre de la domination et toutes les pratiques autoritaires, manuvrières et crapuleuses qui lui sont liées.
(1) Le mot tolérance contient une certaine nuance de condescendance, mais je dois admettre quen ce qui concerne certains autres engagements de certains de mes compagnons de lutte, il mest parfois difficile de me départir dune certaine condescendance. Dans la même phrase il y a le mot " fraternel " et on pourrait objecter que tolérance et fraternel appartiennent au vocabulaire chrétien ; je dis moi que ces mots appartiennent à l'humanité et que si les chrétiens se les ont annexés, il nous faut les leur arracher !