Dans l'histoire récente de la société française, la " haine " de l'étranger a été portée à son paroxysme dans trois grandes périodes caractérisées par une profonde crise économique et sociale : les années 1880 qui débouchent sur laffaire Dreyfus, les années trente qui précèdent le régime de Vichy, la période actuelle ouverte à la fin des années soixante-dix.
La crise des années 1880 mérite une attention toute particulière. Elle est fondatrice de toute une logique : la naissance de limmigration. Cette construction sociale apparaît comme inextricablement liée au développement du capitalisme et à la cristallisation de l'État-nation sous sa forme républicaine (1).
Après 1850, la révolution industrielle provoque un énorme besoin de main d'uvre non qualifiée, mais les bras font défaut : la natalité a baissé en France depuis plusieurs décennies. Contrairement à lAngleterre, ce ne sont pas les paysans dépossédés de leurs terres qui fourniront la masse des prolétaires, mais la première vague dimmigrants (Belges, Hollandais, Italiens), regroupés dans les régions minières.
Cest dans cette période que la perception de l'étranger a changé radicalement. Significativement, les termes d'" immigration " et d'" immigré " se substituent alors au terme d'" étranger ". Jusquau milieu du XlXe siècle, on venait principalement en France pour des raisons jugées valorisantes : pour le climat agréable, pour achever des études, par curiosité ou par passion des voyages, à moins que ce ne soit pour faire du commerce. Avec le développement du capitalisme industriel, l'" étranger " devient stigmatisé comme " travailleur immigré ", surexploité et relégué dans les emplois pénibles délaissés par les Français. à côté de lapparence physique ou de la couleur de peau, la notion dimmigré recouvre aussi un " racisme de classe " lié au fonctionnement dune société qui dévalorise le travail manuel et fait des patrons-exploiteurs des stars médiatiques et des exemples de réussite sociale. à l'époque comme aujourd'hui, les banquiers, les diplomates ou les " gens bien habillés " ne sont pas pour autant stigmatisés comme immigrés, même sils sont étrangers.
La formation des États-nations est intimement liée au développement du capitalisme. Schématiquement, lidéologie nationaliste a catalysé les intérêts de la bourgeoisie montante qui aspirait à se débarrasser des particularismes féodaux pour disposer de vastes marchés unifiés quelle pourrait contrôler et organiser à sa guise par lintermédiaire dun État centralisé.
Cette idéologie, confortant des intérêts spécifiquement de classe, a rencontré beaucoup de difficultés pour se diffuser dans le reste de la société. Au cours de la première moitié du XlXe siècle, les individus des milieux populaires considéraient encore la nation comme une entité abstraite et sidentifiaient en majorité à leur milieu local, leur espace de vie réel. Jusquaux années 1880, la perception de lAutre nest pas le plus souvent fondée sur la nationalité : l'" étranger " (qui peut être Breton, Auvergnat, Basque, protestant ou juif) demeure encore avant tout celui qui nappartient pas à lunivers local.
Pour prendre de la consistance, le phénomène national a besoin d'être ressenti comme " concret ". Le développement du capitalisme constitue déjà, en lui-même, à la fois un efficace dissolvant des structures traditionnelles et un puissant phénomène intégrateur par la multiplication des échanges économiques quil suscite. Mais laffirmation du régime républicain, dans les années 1870, a constitué une phase déterminante dans ce processus. Pour surmonter les " particularisme " régionaux, la llle République impose une langue et une histoire commune. Dans ce schéma, l'école républicaine et larmée constituent defficaces instances dintégration nationale.
Dautre part, le national sest toujours construit dans lopposition à lAutre. Contrepoint logique du processus unificateur, l'étranger change de nature pour sadapter aux nouveaux contours de lidentité républicaine. Le national est magnifié alors que l'épouvantail du danger représenté par l'étranger, en particulier l'" ennemi héréditaire " prussien, est agité. Dans ce contexte de cristallisation du nationalisme, les immigrés, étrangers sur le sol national, se trouvent en première ligne. Limmigration érigée en problème devient logiquement un des ciments de lunité nationale.
À propos de la France de la llle République, Bakounine a pu affirmer : " le suffrage universel, cest la contre-révolution ". Située dans son contexte, la formule parait pertinente. Rappelons que le suffrage universel masculin, en lieu et place dun suffrage censitaire, a été instauré en France après l'écrasement sanglant de la Commune de Paris en 1871.
Dans lesprit même de ses instigateurs, une telle réforme constituait une machine de guerre contre les traditions révolutionnaires des ouvriers parisiens qui avaient démontré leur capacité à défaire les régimes de 1789 à 1871, en passant par 1830 et 1848. à la légitimité insurrectionnelle des faubourgs parisiens, la bourgeoisie " éclairée " a préféré substituer une légitimité parlementaire sappuyant sur la masse conservatrice dune " France profonde " constituée de petits paysans propriétaires.
On oublie trop souvent que la délégation de pouvoir par le vote, si elle est aujourd'hui massivement acceptée comme la plus " haute ", voire lunique, forme de participation politique, ne sest imposée que progressivement comme une donnée naturelle. Déléguer sa parole et ses opinions à des représentants prétendant sexprimer et décider en notre nom nallant pas de soi, il a fallu que les professionnels de la politique déploient des trésors dimagination pour susciter une adhésion massive à leurs programmes.
Puisquil nest pas question de sattaquer à lordre établi, il convient pour les politiciens, en période de crise et dans un système politique basé sur la chasse à l'électeur, de détourner lattention sur des problèmes imaginaires, le nationalisme devient logiquement un enjeu symbolique déterminant. Les politiciens lintégrèrent donc rapidement dans leur stratégie électoraliste. Dans la xénophobie des années 1880, la mise en avant de programmes anti-immigrés par des politiciens découvrant les ficelles de l'électoralisme a joué un rôle déterminant.
Un projet de loi contre les étrangers apparaît comme un moyen commode de montrer aux électeurs que lon soccupe deux. Des faits divers où sont impliqués des étrangers sont politiquement instrumentalisés. Dans les professions de foi électorales, les propositions concernant la protection du marché du travail contre les étrangers se multiplient. Sur ce terrain, certains leaders socialistes sillustrent particulièrement : dans ses éditoriaux du Cri du peuple, Jules Guesde, considéré comme le représentant français de lorthodoxie marxiste, traite les ouvriers Italiens de " barbares " et de nouveaux " Sarrasins " voleurs du pain des Français.
Il faut insister sur le fait que lagitation politique sur ces questions ne constitue pas le simple reflet des intérêts ou des aspirations des électeurs. En dépit des mouvements sporadiques de violence et des polémiques incessantes sur cette question, il nest pas du tout certain que la question des étrangers ait été une préoccupation centrale pour les ouvriers de cette période. Selon l'historien Gérard Noiriel, " une étude publiée un peu avant la Première guerre mondiale estime quen fait la concurrence étrangère nest un problème que dans quelques zones frontalières et dans quelques secteurs marginaux du marché du travail : le "problème" concerne bien davantage les élus que les ouvriers ".
Par contre, leffet dimposition de problématique est ici évident. Désigner limmigration comme problème induit les réponses : le développement des pratiques discriminatoires et de la xénophobie.
Jusquaux années 1870, l'État ne disposait pas des moyens (ni empreintes digitales, ni photographie didentité, ni fichiers multiples, ni réseau policier réellement organisé) permettant un strict contrôle des déplacements de population. Cest dans les années 1880 quapparaît un axe fondamental du fonctionnement de tout État moderne : la politique de fichage, moyen dune politique de flicage.
La conscription, votée au début des années 1880, commence à entrer dans les faits en 1889. Logiquement, elle conduit à définir qui est mobilisable. Cela entraîne ladoption du premier Code de la nationalité dès 1889. Auteur du projet, le député Lecomte se justifiait en ces termes : " Il est indispensable de limiter ce fait dangereux que depuis quatre-vingt ans des générations d'étrangers se succèdent sur notre territoire en conservant leur autonomie, en nayant pas les mêmes intérêts de défense nationale que les Français ".
Plus déterminant encore, le " rapport Pradon ", soumis à la Chambre des députés en 1888, constitue un véritable acte fondateur. Évoquant la situation des étrangers, le député Pradon explique : " De ses antécédents, pas même un soupçon ; son nom même, cette étiquette sociale, premier indice didentité, nest point certain. Il en change suivant les besoins. Où contrôler ses dires ? Sil na pas de papiers, sil en montre des faux ? Rien à faire. Cest ainsi quon est obligé de classer nombre denquêtes ouvertes contre les étrangers ".
Ce rapport stigmatise limmigration, en amalgamant lensemble des étrangers aux Allemands présenté comme dangereux pour la sécurité nationale, et propose lenregistrement statistique de la population étrangère, mise en application par un décret daoût 1888. La publicité importante qui entoura ce recensement focalisa lattention du public. à travers ladoption de cette logique de flicage, l'État invente une nouvelle catégorie dimmigrés : les " sans-papiers ", destinée dailleurs à se pérenniser.
En conclusion, un constat simpose : la perception dun " problème de limmigration " est intimement liée au fonctionnement global de notre société. Pour combattre de façon conséquente le racisme, l'humanisme ne suffit pas. Cest toute une organisation sociale basée sur le capitalisme, l'État et la nation quil faut remettre en cause.
Mouloud - groupe Durruti (Lyon)
(1) La plupart des éléments historiques et toutes les citations, sauf celle de Bakounine, utilisés dans cet article sont tirés de lindispensable ouvrage de Gérard Noiriel, Le creuset français, histoire de limmigration, XlXe-XXe siècle, éditions du Seuil, 1988.