Les résultats des élections régionales du 15 mars ont confirmé ce que notre récente brochure avait souligné (1) : le nombre de voix obtenues par le Front National au cours des différents scrutins de France métropolitaine se tasse depuis les présidentielles de 1988 (donc depuis dix ans !). Lexception est celle des présidentielles de 1995, où il y a légère progression avec 4,545 millions de voix, mais, depuis, le F.N. décline avec 3,773 millions de voix au premier tour des législatives de 1997 puis 3,270 millions aux récentes régionales. Ce dernier score est à peine supérieur aux 3,149 millions de voix obtenues aux législatives de 1993 et il ne représente que 8,45 % des inscrits. Autrement dit, il ny a même pas un Français sur dix en âge de voter qui soutient électoralement le F.N. Nous sommes loin de la fascisation généralisée évoquée par certains. Pour autant, ces chiffres ne sont pas incompatibles avec une inscrustation du F.N. dans le jeu politicien, en termes d'élus et de rapports de force, et il convient daffiner lanalyse.
Cest presque partout en France que le F.N. a régressé aux régionales en nombre de voix. Sur la quinzaine de départements qui constituent des bastions pour le F.N. (2), tous, dans ce scrutin apparemment facile pour le F.N. qui escomptait dailleurs une forte progression, perdent des voix par rapport par rapport au summum des présidentielles de 1995, parfois de façon considérable (près dun tiers des suffrages en moins dans les Pyrénées orientales), même dans les Bouches-du-Rhône (une perte de 14 194 voix), même dans les Alpes-Maritimes (une perte équivalente), et à lexception du Var où le F.N. ne gagne que 55 voix !
Si lon prend lexemple de la région stéphanoise, où le F.N. est régulièrement arrivé en tête, on observe le même tassement : à Saint-Etienne, où le score des régionales est un peu en dessous de celui des législatives de 1997, dans la vallée de lOndaine (pareil pour Firminy, le Chambon-Feugerolles, La Ricamarie) et dans la vallée du Gier. Dans ce dernier cas, même les coteaux verdoyants de la petite bourgeoisie apeurée ont moins voté F.N. que d'habitude et, fait plus important, les communes ouvrières de lancien couloir industriel qui avaient commencé à glisser du côté du F.N. semblent revenir en arrière (Rive-de-Gier, L'Horme, Lorette ).
Pourtant, la majorité des médias locaux ou nationaux ont encore repris tous en chur la vieille antienne de la " forte progression du F.N. ". Le comble de lintox revient probablement à un journaliste de Libération qui proclamait (édition du 16 mars) " lentement mais sûrement, le F.N. avance (et il) obtient son meilleur score, toutes élections confondues ". Éidemment, si on raisonne en terme de pourcentage, il peut y avoir progression. Mais celle-ci nest que factice en nombre de voix, comme on la vu, et pourtant cest ce critère qui, normalement, devrait être le seul dans une démocratie qui se veut issue du suffrage et du nombre.
On touche là à un point essentiel car, au-delà dun aspect qui pourrait apparaître comme purement méthodologique (analyser le nombre de voix ou analyser les pourcentages ?), cest la question politique qui se pose dans toute sa dimension. Ce qui apparaît, cest que les décisions peuvent se prendre avec des majorités factices et que lensemble de la classe politique, ainsi que les commentateurs inféodés, refusent de voir la réalité des abstentions. Or ces abstentions ne cessent de croître, cest même le premier parti de France, elles ont une réelle signification, et de plus en plus forte à mesure quelles se conjuguent avec les mouvements sociaux. Le refus du mouvement des chômeurs de se laisser piéger par une logique électorale et politicienne, doù des opérations spectaculaires dans les meetings et les officines, est à cet égard exemplaire.
Bien sûr, stagnation dans les urnes nimplique pas recul politicien. Ce nest pas des décennies de parlementarisme avec toutes ses combinaisons qui nous prouveraient le contraire. De fait, le F.N. poursuit son implantation dans les arcanes du pouvoir local et régional. Mais, même de ce point de vue, il natteint pas tout ses objectifs (qui étaient de 300 conseillers régionaux, et il nen obtient que 237). On peut se demander si, à mesure quil va progresser dans lappareil d'État démocratique, il ne va pas perdre de sa substance, en étant obligé de passer des compromis. Il est vrai qu'historiquement le fascisme et le national-socialisme ne sont arrivés (démocratiquement, ne loublions pas) au pouvoir que grâce au ralliement des forces de droite classique. Mais nous ne sommes plus dans les années 20 et 30 de la contre-révolution préventive et lexemple actuel de lAlliance nationale italienne (ex M.S.I. mussolinien), adoubée par Berlusconi et entrée dans son gouvernement, nous montre que le post-fascisme peut recéler de nouvelles réalités.
Nous ne répéterons jamais assez que les idées de Le Pen peuvent être, et sont déjà, largement appliquées bien que celui-ci ne soit pas au pouvoir. La démocratisation du fascisme va de pair avec la fascisation de la démocratie. Il faut aussi souligner ce qui se dessine de plus en plus : le F.N., qui se prétend " propre ", différent et " anti-établissement ", baigne en fait dans la même politicaillerie que les autres, il est prêt à tout pour manger dans la gamelle, même à édulcorer ce quil prétend être son programme et qui est censé incarner son identité. Le recul du soutien populaire qui devrait sensuivre ou se confirmer ne sera toutefois pas suffisant. Les déçus du lepénisme ne correspondront pas ipso facto à une situation pré-révolutionnaire, de même que la nouvelle élection de militants dextrême gauche ne tardera pas à révéler labsence de perspectives du vote protestataire, fût-il anticapitaliste. Les anarchistes et les anarcho-syndicalistes sauront-ils relever le défi ?
(1) Du fascisme au post-fascisme - Mythes et réalités de la menace fasciste, éléments danalyse et propositions daction, par le groupe Nestor Makhno (région stéphanoise) de la Fédération anarchiste, éditions du Monde libertaire, 1997, 62 p., 20 F, en vente à la librairie du Monde libertaire
(2) Bouches-du-Rhône, Var, Alpes-Maritimes, Gard, Hérault, Pyrénées-Orientales, Rhône, Loire, Haut-Rhin, Bas-Rhin, Haute-Marne, Eure-et-Loir, Oise, Seine-et-Marne