Au moment où paraît le rapport Meyrieux sur les lycées et collèges où enseignants, parents d'élèves et élèves se battent depuis plusieurs mois en Seine-Saint-Denis il nous paraît intéressant de présenter dans nos colonnes une autre conception, libertaire, de l'éducation et de la finalité de l'école.
Au début du siècle, le mouvement ouvrier a avancé la revendication des trois huit (huit heures de travail, huit heures de loisirs, huit heures de repos). Dans ce contexte, l'éducation de base, la formation professionnelle, la santé, les loisirs ont été des préoccupations logiques pour le mouvement ouvrier. Les organismes sanitaires et sociaux dont ils se dota illustrèrent ce que pouvaient devenir des conditions de vie décentes. Fleurirent ici ou là des cours de formation professionnelles donnés dans les bourses du travail, des universités populaires, des centres éducatifs ou sanitaires. Des mouvements pédagogiques issus de la pensée marxiste, socialiste ou anarchiste sassocièrent à ce bouillonnement. Ils donnèrent naissance à une pédagogie humaniste et créative. Ces centres éducatifs furent de véritables laboratoires sociaux et pédagogiques. Ils donnèrent sens à des revendications communes au mouvement syndical et humaniste. Ils jetèrent les bases dune école du peuple.
Le cinquantième anniversaire des lois laïques sonna le glas de l'éducation pionnière et indépendante de l'État. Il révéla la stagnation des centres éducatifs autonomes. Les programmes dauto-formation furent abandonnés par les mouvements syndicaux et politiques. Seules demeuraient à la marge de linstitution scolaire les organisations socio-éducatives. Ces dernières remplaçaient un service danimation non fourni par lappareil d'État. Un consensus entre l'État, le patronat et les organisations ouvrières fut trouvé autour de la défense de lenseignement public. À des démarches pédagogiques offensives se substituèrent des propositions de consolidations de lappareil scolaire et de son amélioration. La défense du service public effaça la revendication de l'école au service du peuple. Les mouvements pédagogiques tels lI.C.E.M. et les G.F.E.N. nont ainsi jamais dépassé les limites fixées par l'État et obéirent à la loi de linstitution scolaire.
À laube de ce XXIe siècle ce consensus implose sans que les mouvements pédagogiques ou les organisations professionnelles aient une alternative globale à proposer pour remplacer le système scolaire actuel (privé, public ou patronal). L'égalité des chances, ciment de ce consensus scolaire offrait des possibilités certaines dascension sociale pour certaines couches de la population. À la lumière de la crise mondiale, de la pensée unique, l'école napparaît plus comme la voie royale davancement social. l'État na pas substitué au service public dalphabétisation (l'école Jules Ferry) un service public d'éducation plus souple, ouvert sur le monde. Cette institution scolaire apparaît aux yeux de tous irréformable (1), et noffre plus quun enseignement médiocre pour le plus grand nombre (2).
À lorigine l'éducation populaire agissait à lintérieur et à lextérieur de l'école d'État. Aujourd'hui elle sest figée dans une logique techniciste. Coincée entre le manque de perspectives sociales dun mouvement ouvrier éclaté et une logique professionnelle de réparation sociale elle sest évanouie dans les limbes des lendemains qui déchantent. Accompagnant un rêve social (construire dès aujourd'hui le monde nouveau) elle donnait sens à la présence, au travail, à lapprentissage des uns et des autres. Il ny avait pas dobjet dapprentissage (la personne au cur du projet pédagogique) mais un ensemble de participants (éducateurs et éduqués travaillant ensemble à un projet social, culturel ou éducatif). Les méthodes pédagogiques, les projets sociaux simbriquaient les uns les autres. Tirée à hue et à dia suivant les projets politiques des uns et la création pédagogique des autres, le mouvement d'éducation populaire embrassa les divisions politiques et syndicales. La hiérarchisation des revendications, le verrouillage politique ont induit un morcellement de la pensée éducationiste. Le tout pédagogique abandonne le secteur revendicatif et se contente de colmater les aspérités institutionnelle les plus graves. Lurgence revendicative oublieuse dune alternative éducative conduit à un programme scolaire frileux.
Petit à petit les organisations éducatives se sont contentées du secteur laissé par l'État (scolarité privée, activités péri scolaires, centres sociaux) et se sont tournées vers lautosatisfaction de leur besoin. Cette professionnalisation de lanimation ou de la formation rompit les derniers ponts qui les reliaient à un projet de transformation sociale. À l'éclatement du sujet social correspondit l'éparpillement des lieux de socialisation.
Les expériences pédagogiques, à lintérieur ou à lextérieur du système scolaire prirent le parti du repli stratégique. Elles senfermèrent dans une logique autarcique. La transformation du système scolaire par lexemplarité fut parfois jetée aux limbes dun futur de plus en plus flou. La rupture consommée avec un mouvement social (syndicats, associations éducatives) même balbutiant inclut l'éducation non plus dans le champ politique radical mais dans ceux de l'humanisme et de lutopie de la réforme. Enfermées dans le système scolaire dominant ou vivotant à sa marge ces expériences ne purent élargir leur champ daction au delà des limites institutionnelles. Les unes nont pu fédérer des pratiques éducatives voisines. Les autres ficelées par des problématiques de survie économique et individualiste nont pas inséré leurs activités à une globalité sociale fédératrice.
Ce véritable casse-tête politique, social et pédagogique nest toujours pas résolu et dailleurs doit-il l'être ? Faut-il calquer nos projets sur la structure éducative dominante ?
Tel le Moloch de l'histoire lappareil d'État sempresse de professionnaliser des méthodes pédagogiques ou sociales issues de cette double expérience. Ravaler des projets éducatifs à de simples techniques de transmission des savoirs d'habitus sociaux a vidé ces outils de leur fonction première, de leur sens profond : à savoir l'élaboration même parcellaire dune culture pour tous, dune éducation au service de tous. Cet objectif utopiste de créer des espaces, des outils adéquats à des besoins sociaux avait le mérite douvrir les portes à limaginaire, à lautonomie dune pensée en mouvement. Cette uvre libératrice rompait définitivement avec la hiérarchie des fonctions, valorisait la personne en tant que sujet de sa vie, de ses savoir-faire, de ses désirs.
Sappuyant à la fois sur lexpérience collective et individuelle des personnes, l'éducation populaire a le mérite dorganiser des processus socioculturels diffus. Ces processus interconnectés deviennent les véritables moteurs dune pensée éducative, dun mouvement culturel émancipateur. Lapprenant nest plus lobjet dun projet pédagogique mais coauteur dentreprises cognitives et culturelles. Le partenariat, lentre-apprentissage structurent des savoir-faire et les transforment en outils de compréhension sociale. Une dialectique groupe-individu-groupe donne sens à la fois à la présence de la personne, à ses apprentissages et à leur structuration. Ce dynamisme sappuie sur les avancées des recherches en sciences humaines en matière de socialisation et de didactique. Cet " apprendre ensemble " se différencie de la simple mise en place de techniques éducatives au service de la paix sociale (3) dans la mesure où il place lindividu au cur du processus éducatif en terme dacteur social, dauteur culturel. L'émancipation individuelle est le moteur de ces échanges et induit des méthodes dorganisation profondément démocratiques. Une dialectique particulière gère les liens qui rattachent la personne au groupe ou à son environnement social et familial. Le dialogue, la participation, la responsabilité donnent sens au processus éducatif. En cela les expériences d'éducation populaire dans les " pays en voie de développement " (notamment au Sénégal) (4) montrent que le mouvement, lexpérimentation collective, le tâtonnement social sont plus émancipateurs et créatifs que la simple application de méthodologies culturelles découvertes ou approfondies par dautres. Ce processus fondateur lie solidement les lieux éducatifs à des réseaux, à des mouvements sociaux en rupture avec le système culturel dominant. Ce mouvement sphérique différencie structurellement une éducation globale de la personne dune simple retransmission pyramidale des savoirs. La première caractérise une éducation au service des personnes, la seconde définit un système scolaire au service du pouvoir en place.
(1) Cf. L'école mode demploi de Philippe Meirieu. E.S.F. éditeur
(2) Cf. Éducation et équité, O.C.D.E.
(3) La paix sociale sous-tend la mise en place doutils susceptibles de permettre à lindividu de mieux supporter les oppressions de la vie quotidienne (violences urbaines ou scolaires, acculturation et vide social, minima sociaux et précarité)
(4) C.f. Le programme de facilitation des apprentissages populaires ; Perspectives pour un changement créateur : le développement de lexpérimentation sociale. ENDA-GRAF Sahel