Lannée 1998 marque le cinquantième anniversaire de la création de l'État dIsraël. Les célébrations officielles vont, sans nul doute, noyer sous un flot de bons sentiments la réalité des conflits sociaux, politiques et économiques auxquels les populations israélienne et palestinienne doivent faire face. René Berthier vient de publier aux éditions Acratie un livre, Israël Palestine, Mondialisation et micronationalismes, dont nous présentons une partie de lintroduction (1).
Il y a cinquante ans sest constitué, sous les yeux du monde, un État, l'État dIsraël. La chose peut sembler banale, mais elle ne lest pas. Lobservation de ce phénomène aurait dû intéresser les anarchistes ; pourtant, peu nombreux sont ceux qui ont compris que quelque chose dimportant se passait, cest-à-dire la possibilité de confronter la validité de leurs théories avec la réalité (2). Bien sûr, ce n'était pas la seule raison de sintéresser au phénomène, mais ç'en était une parmi dautres.
On pourra objecter que bien des États se sont constitués pendant la période de la décolonisation, mais il sagit là dun problème différent. Les États issus de la décolonisation se sont constitués sur la base de structures mises en place par et pour lancien colonisateur, qui sest retiré, ou à limitation des structures étatiques du colonisateur. A bien des égards, lembryon d'État palestinien en constitution relève de ce type d'État-là.
L'État dIsraël au contraire correspond à peu près au modèle d'État constitué progressivement en Occident. C'était lintention de ses promoteurs. Il constitue de ce fait un exemple pertinent à partir duquel on peut analyser le processus de fondation dun État. La militante anarchiste Emma Goldman définissait le sionisme comme " le rêve des capitalistes juifs du monde entier pour un État juif avec tous ses attributs, tels que le gouvernement, les lois, la police le militarisme et le reste. En dautres mots, une machine d'État juive pour protéger les privilèges de quelques-uns contre le plus grand nombre " (3). Emma Goldman prend soin de préciser que les sionistes ne furent pas les seuls soutiens de l'émigration juive en Palestine, et que les masses juives de tous les pays, et en particulier des États-Unis dAmérique ont donné de grandes quantités dargent pour soutenir cette cause, motivés par " lespoir que la Palestine pourrait être un asile pour leurs frères cruellement persécutés dans presque tous les pays européens ".
Pour Bakounine, lacte originel de formation de tout État est la violence, la rapine et lassujettissement forcé des populations. Les premiers États historiques ont été constitués par la conquête de populations agricoles par des populations nomades : " Les conquérants ont été de tout temps les fondateurs des États, et aussi les fondateurs des Églises " (4). L'État est " lorganisation juridique temporelle de tous les faits et de tous les rapports sociaux qui découlent naturellement de ce fait primitif et inique, les conquêtes " qui ont toujours " pour but principal lexploitation organisée du travail collectif des masses asservies au profit des minorités conquérantes " (5). La violence est donc lacte constitutif de la domination de classe, lexploitation son mobile (6). Si chez Marx on arrive à l'État par lapparition des classes sociales et par le développement de leur antagonisme, pour Bakounine les classes ne peuvent se constituer à lorigine autrement que par un acte de violence ou de conquête qui coïncide avec la formation de l'État. Bakounine suggère que l'État est le résultat de lappropriation du pouvoir par un groupe déjà constitué et organisé. Cest que le pouvoir est la condition de lexistence dune société dexploitation : " les classes ne sont possibles que dans l'État " (7). " Ainsi se forment les classes étatiques dont l'État sort tout fait (8). " Les dirigeants du mouvement sioniste sinscrivent assez bien dans cette perspective.
La puissance de l'État et des classes dirigeantes nest pas fondée sur un droit supérieur, mais sur une " force organisée " incontestablement plus puissante, sur " lorganisation mécanique, bureaucratique, militaire et policière ". Cette " organisation mécanique " ne peut suffire à elle seule, elle a besoin de se parer dune légitimité. Un groupe dominant ne peut maintenir sa domination quen étant persuadé de son droit. La force seule ne suffit pas pour pérenniser l'État, il lui faut une sanction morale, juridique et religieuse. Cette sanction nest pas seulement destinée aux populations dominées, elle est destinée également à légitimer à ses propres yeux le droit du groupe dominant. " Une religion ou une autre expliquera ensuite, cest-à-dire divinisera, lacte de violence et de cette manière posera le fondement du droit dit étatique (9). " Si, dans le cas dIsraël, la religion sert de légitimation préalable à la fondation de l'État, on constate l'étroite interdépendance, constamment soulignée par Bakounine, du fait religieux et du fait étatique.
Le troisième volet de la théorie bakouninienne est particulièrement intéressant, cest celui qui décrit le processus de dissolution du pouvoir. Les " classes étatiques ", tout dabord se consolident, et avec le temps " la majeure partie de ces exploiteurs, soit par la naissance, soit par la situation dont ils ont hérité dans la société, commenceront à croire sérieusement au droit historique et au droit de naissance ". Cette tendance se modifie progressivement sous leffet de plusieurs facteurs. Dans les premiers temps de la vie dune classe dominante, l'égoïsme de classe est caché par " l'héroïsme de ceux qui se sacrifient non pour le bien du peuple, mais au profit et pour la gloire de la classe qui, à leurs yeux constitue tout le peuple ". Mais cette période laisse la place à des temps de plaisirs, de jouissance, de lâcheté : " Peu à peu, l'énergie de classe tombe en décrépitude et dégénère en débauche et en impuissance ". A ce stade apparaît une minorité d'hommes moins corrompus, des hommes actifs, intelligents et généreux, qui " font passer la vérité avant leurs propres intérêts et qui songent aux droits du peuple réduits à néant par les privilèges de classe ".
Il y a un phénomène de bascule entre leffondrement progressif du sentiment de légitimité de la classe dominante et lascension du sentiment du droit de la classe dominée. Dans sa lente prise de conscience de son droit, le peuple sappuie sur deux " livres de chevet " : sa condition matérielle, lexpérience de loppression ; et " la tradition, vivante, orale, transmise de génération en génération et devenant chaque fois plus complète, plus sensée et plus vaste ". Lorsque le peuple prend conscience de son oppression et parvient à formuler les causes de ses maux, les représentations quil a transmises fournissent la source de son droit, dont lagent dexécution est la " force organisée ", car " faute dorganisation, la force spontanée nest pas une force réelle " (10).
Il est difficile de nier que la création de l'État dIsraël se soit faite par la violence. Il est dailleurs intéressant de constater à quel point lanalyse bakouninienne est pertinente en ce qui concerne la " sanction morale ". Lexpulsion de centaines de milliers de Palestiniens de leur terre aurait été impossible sans un solide appareil idéologique justificatif, qui a permis pendant longtemps de faire croire que cette violence navait jamais eu lieu, qui a permis également de nier lexistence même dun peuple palestinien.
Largument du droit historique évoqué par Bakounine est particulièrement important dans la genèse de l'État israélien. On peut constater également l'évolution entre la période héroïque et ascendante qui laisse ensuite la place à une période où les énergies tombent et sombrent dans la " décrépitude " : le mouvement des kibboutzim est particulièrement révélateur à cet égard : constitué par des pionniers pétris didéal communautaire et égalitaire ce qui a grandement séduit nombre de libertaires il a sombré dans lindividualisme, la spéculation financière et immobilière.
Conforme également à lanalyse bakouninienne est le phénomène de chute chute toute relative, il est vrai, qui est encore loin d'être un " effondrement " du sentiment du droit, et lapparition de la conscience du droit de lautre. La société israélienne a produit de nombreux hommes et femmes capables de faire " passer la vérité avant leurs propres intérêts " et qui, rejetant le repli identitaire, se réclament de ce que Bakounine appelait la " substance commune de l'humanité tout entière ".
Aujourd'hui, la tendance dominante est de considérer que l'État dIsraël est un cas à part, différent des autres, que les critères danalyse qui sappliquent à lui sont différents des critères qui sappliquent aux autres États. Cette attitude est contestée en Israël même par des intellectuels tels Baruch Kimmerling et Gerchom Sapir.
Refuser à Israël toute référence à des critères danalyse habituels permet de situer le problème non plus sur un plan critique, politique, économique, sociologique, etc., mais essentiellement moral. Le soutien que lensemble des États occidentaux a longtemps apporté à la politique de l'État dIsraël, et celui que les États-Unis continuent de lui apporter inconditionnellement, seraient en quelque sorte lexpiation sur le dos des Palestiniens, qui ne sont responsables en rien de l'Holocauste de nos fautes collectives. Selon cette thèse, l'Holocauste légitime l'État israélien. Or, là encore, cest dIsraël même que vient la contestation de cette attitude, avec notamment les travaux de Tom Segev, qui montrent que les survivants de l'Holocauste ont tout dabord été très mal reçus en Israël : ce nest que plus tard que cette épouvantable tragédie a été instrumentalisée pour les besoins de la raison d'État.
Lune des références légitimantes de l'État dIsraël est largument du droit historique. Un peuple peut-il légitimement se réclamer dun droit vieux de 2 000 ans pour sapproprier une terre quil noccupait plus depuis tout ce temps, et sur laquelle vivait une population autochtone ? Au bout de 2 000 ans, ny a-t-il pas " prescription ? " Car les Arabes qui occupaient ce qui est devenu l'État dIsraël constituaient une population qui nest en rien différente de celle qui occupait la Palestine avant lExode. Ce sont les mêmes populations, restées sur place, et qui ont été, au gré de l'histoire, successivement christianisées puis islamisées.
La logique du " droit historique " est une logique absurde, à laquelle les anarchistes ne sauraient en aucun cas adhérer.
Ce que Bakounine disait du principe de nationalité pourrait parfaitement sappliquer au sionisme dans la forme quil a prise aujourd'hui : rien nest plus néfaste, disait Bakounine, que de faire du " pseudo-principe de la nationalité lidéal de toutes les aspirations populaires ". La nationalité est un fait historique, limité à une contrée, qui certes a un droit indubitable dexister, " comme tout ce qui est réel et sans danger ". Lessence de la nationalité est le produit dune époque historique et de conditions dexistence ; elle est formée par le caractère de chaque nation, sa manière de vivre, de penser, de sentir. Chaque peuple, comme chaque individu, a le droit d'être lui-même : " En cela réside tout le droit dit national. " Mais il ne sensuit pas quun peuple, un individu, ait le droit ou lintérêt de faire de sa nationalité, de son individualité, une question de principe et quils doivent " traîner ce boulet toute leur vie " (11) : " Au contraire, moins ils pensent à eux, plus ils simprègnent de la substance commune à l'humanité tout entière, plus la nationalité de lun et lindividualité de lautre prennent de relief et de sens (12) "
(1) René Berthier a également publié : Bakounine politique (éditions du Monde libertaire) ; LOccident et la guerre contre les Arabes, éditions L'Harmattan (sur la guerre du Golfe) ; Ex-Yougoslavie : Ordre mondial et fascisme local (coéditions Reflex-ACL-Monde libertaire).
(2) Les libertaires britanniques, pour des raisons évidentes, puisque la Grande-Bretagne était la puissance mandataire de la Palestine, se sont intéressés de près à la question : cf. British Imperialism & The Palestine Crisis, selections from the Anarchist Journal Freedom, 1938-1948, Freedom Press, 1989. 84b Whitechapel High Street, London E1 7QX
(3) British Imperialism & The Palestine Crisis, selections from the Anarchist Journal Freedom, 1938-1948, op. cit., p. 25
(4) uvres, Champ libre, tome II, p. 83
(5) Idem
(6) " L'État, complètement dans sa genèse, essentiellement et presque complètement pendant les premières étapes de son existence, est une institution sociale imposée par un groupe victorieux d'hommes sur un groupe vaincu, avec pour seul objectif dassurer la domination du groupe victorieux sur les vaincus et de se garantir contre la révolte de lintérieur et les attaques de lextérieur. Téléologiquement, cette domination navait pas dautre objet que lexploitation économique des vaincus par les vainqueurs. " Cette citation nest pas de Bakounine mais de Franz Oppenheimer, un sociologue allemand (1864-1943). F. Oppenheimer, The State (1914), Black Rose Books, Montréal, rééedité en 1975.
(7) uvres Champ libre, tome II, p. 146
(8) Bakounine, " La science et la question vitale de la révolution " uvres, tome VI, p. 274. Cf. également Machiavel : " Il est vrai quil ny a jamais eu, chez aucun peuple, de législateur extraordinaire qui nait recouru à Dieu, car autrement ses lois nauraient pas été acceptées. " (Discours sur Tite-Live, I, p. 11.)
(9) Bakounine, " La science et la question vitale de la révolution " uvres, tome VI, p. 274. Cf. également Machiavel : " Il est vrai quil ny a jamais eu, chez aucun peuple, de législateur extraordinaire qui nait recouru à Dieu, car autrement ses lois nauraient pas été acceptées ; le bien, en effet, est souvent connu du sage, sans avoir en soi des raisons évidentes pour convaincre les autres. " (Discours sur Tite-Live, I, p. 11.)
(10) uvres, Champ libre, tome VI, p. 285
(11) Les réflexions de Bakounine anticipent sur bien des points celles des marxistes autrichiens confrontés trente ans plus tard au problème des nationalités. Otto Bauer écrira ainsi dans une lettre à Pannekoek : " Lennemi qui doit être combattu à l'heure actuelle, ce nest pas la négation abusive mais laffirmation abusive du fait national " (Bauer, lettre du 26 avril 1912, archives Pannekoek, map 5/14, am. IIHS.)
(12) Bakounine, Étatisme et anarchie, éditions Champ libre, T IV, p. 238