"Nos élèves sont partis pour être des consommateurs enthousiastes et des travailleurs dociles. Pour eux, lutopie, cest la norme, cest avoir une maison, un boulot, des enfants. " (1) Tel est le constat dun professeur de français en ce mois de mai 1998 ! Constat un brin pessimiste, amer ou lucide selon le point de vue, qui naugure pas dun prochain grand soir enchanteur Mais qui peut éclairer laction des enseigants de Seine-Saint-Denis. Faire grève pendant des semaines, harceler ministres et conseillers On ne fait pas tout cela pour réclamer uniquement des postes de profs et dinfirmières, encore moins pour obtenir " 5 000 emplois-jeunes " supplémentaires
Un petit air connu et ensoleillé vient nous rappeler, avec bonheur, que ce mouvement est porteur de projets bien plus ambitieux. Comme le souligne un tract du syndicat C.N.T.-éducation, on ne pourra vraiment changer l'école que si on change aussi la société qui va avec Et pour cela " la grève reconductible et laction directe demeurent les seuls moyens de lutter contre lexclusion et la misère pour tendre vers une justice sociale, pour donner à l'école un rôle émancipateur. " (2)
Ce ne sont pas les dernières mesures avancées par Claude Allègre, ministre de l'éducation et de la Recherche, qui arrêteront en si bon chemin cette prise de conscience. Les propos entendus, les tracts diffusés lors de la manifestation régionale en Ile-de-France, à Paris, le mardi 8 mai le confirment.
Malgré une fatigue certaine des grévistes du 93, la détermination reste forte : " puisquAllègre crée 3 000 postes alors, une première conclusion simpose : quil commence par restituer immédiatement les 2 785 postes aux concours quil a supprimés au mois de février ! " ; " Le ministère annonce 5 000 emplois-jeunes (soit 2 000 de plus) que personne na réclamé et qui ne sont pas des postes statutaires. " ; " Enfin son chiffrage global est inférieur de plusieurs milliers de postes par rapport aux besoins exprimés par la plate-forme des établissements en lutte. " (3) Voilà donc pour limmédiat des revendications Allègre doit revoir encore sa copie ! Sur les projets, la nécessité dun changement radical de notre société, de vieilles propositions renaissent. Il est agréable dentendre un militant du syndicat S.N.U.I.P.P.-F.S.U. reprendre le tract de la C.N.T. et affirmer " que cest la société quil faut changer, pas seulement l'école ! " Des mots aux actes ?
Certains enseignants de Seine-Saint-Denis envisagent de quitter la F.S.U. pour construire un S.U.D.-éducation, ou rejoindre la C.N.T. Vu lattitude des fédérations syndicales cherchant à limiter le mouvement au département 93 et ralentir toute extension de laction et de la réflexion (voir Le Monde libertaire de la semaine passée).
Quant à la réforme des lycées, le consensus syndical autour des 49 propositions de Philippe Mérieu cache mal les contradictions de notre société capitaliste face à son système d'éducation. De laveu même du ministre (Le Monde du 28 avril 1998) " le nombre d'élèves de familles modestes qui entrent dans les très grandes écoles polytechnique, lE.N.A., Ecoles normales supérieures, H.E.C. a diminué en valeur absolue. "
Cette " découverte " tardive du ministre Allègre a de quoi faire sourire (au mieux!). Comme si l'école d'état, celle du système capitaliste, était celle de l'égalité Claude Allègre devrait relire Bourdieu, Baudelot, Establet (4) pour ne citer que des auteurs reconnus (et non anarchistes !) qui depuis longtemps ont analysé l'école de la République et ont bien montré que cette école engendrait exclusions et inégalités !
Philippe Mérieu, malgré ses bons sentiments ny pourra rien, tant que notre société sera ce quelle est ; le lycée aussi ! Ce nest pas en limitant les cours magistraux ; en réduisant les heures de cours ; en allégeant les programmes ; en rajoutant des heures d'éducation civique, plastiques et physiques ; en individualisant les suivis scolaires, en créant une épreuve anticipée au baccalauréat ; en rendant " les parcours de formation plus lisibles " (cf. les principaux points du rapport Meirieu sur la rénovation des lycées ), ce nest pas en prolongeant à linfini ce catalogue de demi-mesures que lon rendra l'école plus égalitaire surtout si en dehors, rien ne bouge !
(1) Propos recueilli par Le Monde au lycée professionnel Louis Guilloux à Rennes. Le 30 avril 1998
(2) Bulletin national de la C.N.T.-Education n °7, avril 1998
(3) Extraits de tracts C.N.T., C.G.T., étudiants parisiens diffusés le 5 mai à Paris
(4) Baudelot-Establet : L'école capitaliste en France ; P. Bourdieu : La reproduction : éléments dune théorie du système denseignement. (éd. Minuit)