Le Mai français se fonde avant tout sur le refus implicite de la vie " bourgeoise ", considérée comme mesquine, médiocre, réprimée, oppressive. Cest à une contestation globale de cette société adultérée que la France est confrontée.
" Cest l'heure de la renaissance intellectuelle de lanarchisme parfumée de marxisme libertaire et de situationnisme " (1).
Au contraire des militants politiques (trotskistes et maoïstes) totalement absorbés par la révolution dans le Tiers-monde, les anarchistes et les situationnistes ont tendance à insister sur le besoin libertaire " hic et nunc ". La révolte naît spontanément de réactions en chaîne. Cest à la constellation du " 22 mars " qu'échoit le rôle dagent de propagation de cette révolte, avec Daniel Cohn-Bendit et ses camarades libertaires (ou non) de Nanterre. " Cohn-Bendit est bien limage et le symbole de la créativité anarchiste de ces masses juvéniles, de la démocratie directe. La plupart des étudiants et des jeunes sont rétifs aux " politicards " (2).
Certains ne vont pas manquer, même parmi les sympathisants du mouvement, de mettre en garde les jeunes contre le " nihilisme " qui le baigne. En fait, ce qui les gêne, cest plus sérieusement son libertarisme ou son anarchisme. car le vent est à lutopie concrète en cette période. Le pouvoir, sans majuscule, est à limagination.
La commune étudiante est presque une révolution de laveu même dEdgar Morin, tant celle-ci va jouer en une seule partition révolutionnaire toutes les révolutions rêvées, agrémentées de tous les défis à lordre établi. " Elle est riche, folle, géniale comme une révolution. Comme une révolution elle est une explosion utopique [ ]. Comme une révolution, elle est une extase de l'Histoire. Comme une révolution, elle fait communiquer les individus et les groupes quelle transporte dans la fraternité et la générosité [ ] " (3). Même sil apparaît quEgdar Morin reste encore imprégné de lexpérience du " communisme dappareil " et de ses " bienfaits ", il ne peut se soustraire à lidée que la révolution de mai " a construit un avenir qui concerne toute la société " dans lexpérience utopique vivante. Le refus des compromis est redevenu exemplaire.
Claude Lefort pense, quant à lui que latteinte portée à lautorité dans un premier temps universitaire et ensuite à lautorité institutionnalisée, a aidé à faire sauter linterdit qui entravait jusque là les travailleurs confrontés à laction directe, face aux bureaucraties et au pouvoir d'État. Cest linéluctabilité des règles qui soutiennent et pérennisent lorganisation sociale, qui vient de vaciller. Ceux qui entraînent la contestation au plus loin dans la critique de la société bourgeoise, jouent une partie " politique ". Mais, cest laction directe et la provocation qui permettent, dans ce cadre, de changer les données du jeu politique traditionnel. En fait, les " agitateurs " mettent linstitution dans limpossibilité de fonctionner et lautorité, hors d'état de sexercer. Lillégalité est érigée en mode de contestation.
Le mouvement du 22 mars, qui est à limage des jeunes, fonctionne sans dirigeants, sans hiérarchie, sans discipline. Ce mouvement n'épargne personne, dans ce sens quil conteste même les " professionnels " de la contestation. Claude Lefort écrit, en juin 68 : " Dans une société saturée de discours et dorganisations, où la parole et laction sont assignés à résidence, où il faut avoir sa place [ ] ils [les " enragés "] créent un nouvel espace " (4).
Dans la mesure où le mouvement prend une tournure anti-autoritaire, y compris dans le monde du travail, cette révolution semploie à généraliser sa contestation du pouvoir. Ainsi, Edgar Morin écrit : " Mai 68, au moins dans ses toutes premières journées doccupation, renoue avec la grande source libertaire du mouvement ouvrier français " (5).
Une révolution plongée dans lexigence égalitaire et libertaire, qui condamne toute autorité non déléguée et non révocable. Par leurs actes remplis daudace, par leur collectivisation spontanée, les jeunes font éclater les carcans " bureaucratiques ".
Le mouvement semploie à traquer partout, la division dirigeants-dirigés. La hiérarchie est combattue dans toutes ses formes. À leur place, la gestion directe et autonome des diverses activités retrouve son rôle. Cette gestion autonome, écrit J.M. Coudray " doit être menée par les collectivités qui les accomplissent [les activités] " (6).
Michel Crozier découvre dans les événements de Mai 68, des enragés qui, avec le " prophète Cohn-Bendit ", réussissent à résoudre la quadrature du cercle de la démocratie directe : une foule avec des individus qui sexpriment sans organisation, où la spontanéité est permanente, ouverte et " bon enfant ". Mais Michel Crozier voit dans lambiance de ces événements, " une sorte d'état délirant ". La poussée anarchiste de la fin des années soixante, il la qualifie d'" aussi généreuse que naïve ". Les jugements quil porte sont teintés dune certaine subjectivité, liée très certainement à son particularisme idéologique. Il déclare ainsi : " les enragés de Nanterre se rencontrent avec Mac Luhan, avec certains psychologues apôtres de la thérapie de groupe et avec des générations de corporatistes divers pour communier dans le mythe de la fraternité tribale [ ]. Une vision idyllique dun âge dor passé ou à venir, fondé sur le petit groupe [ ]. Certes les membres dune communauté villageoise sont plus proches les uns des autres que les habitants des H.L.M. Certes ils participent à lorientation de cette communauté dont ils font partie, mais quelles décisions prennent-ils ? Quelles décisions sont les leurs ? [ ]. Leur participation est instinctive, sinon inconsciente [ ] et saccompagne dune très grande contrainte sur lindividu " (7).
Déjà en 1968, M. Crozier sadressant aux étudiants (le 20 mai) analyse le mouvement de cette manière : " Il y a dans votre mouvement la tentation de la communauté close, du groupe idéal, autonome et complet " (8). Son mode d'évaluation théorique, comme nous pouvons le constater, l'éloigne alors, indiscutablement de la compréhension dune " crise révolutionnaire " qui nemprunte pas les voies " normales " quil lui assigne ! Incompréhension, partialité peut-être, quand M. Crozier limite " la nostalgie communautaire [ ] a une crainte devant les difficultés psychologiques du choix, de la confrontation a autrui, une angoisse devant la liberté et le risque " (9). Lengouement communautaire témoigne dun malaise quil faut prendre au sérieux, pense M. Crozier, même si, sans sourciller, il nattribue aucun intérêt à la communauté : " [La petite communauté] na jamais eu le moindre intérêt comme solution, ou même comme contribution réaliste a la discussion " (10).
Jugement définitif qui dénote, répétons-le, un certain manque dobjectivité et qui nous entraîne vers une sociologie qui sapplique plus, ici, a dénoncer qua démontrer. Pourtant M. Crozier ne peut éviter de jeter un pont entre lesprit libertaire qui a baigné Mai 68 et la grande poussée anarchiste qui caractérise la fin des années soixante. En 1970, la capacité créatrice des individus et de lensemble social, la vague des valeurs hédonistes qui submergent le monde occidental ainsi que lengouement communautaire témoigne dune adéquation totale (dune complicité) entre le fond anarchiste de la contestation et la forme libertaire des actions contestataires elles-mêmes.
Henri Arvon, de son côté, nous éclaire sur la mise en accusation du progrès matériel qui a accompagné les événements de Mai 68. Depuis lors et, plus encore depuis la parution du rapport du Club de Rome en 1972 (11), le progrès nest plus prometteur dun bonheur futur. Les dommages irréversibles causés a lenvironnement, les pollutions engendrées par les productions industrielles finissent probablement par nous empoisonner la vie. La praxis marxiste, reposant fondamentalement sur le progrès, en ce sens quelle commande aux hommes de maîtriser la nature et ladapter à leurs besoins, nen garde pas moins le souci de perfectionnement continu et l'épanouissement total de l'être humain. Mais le marxisme attribuant une priorité absolue à la praxis, cest-à-dire a lactivité de transformation de l'homme, condamne de ce fait le naturalisme.
Herbert Marcuse dans L'homme unidimensionnel à en 1964 et, en 1972 dans Contre révolution et révolte, s'élève contre la praxis bourgeoise qui consiste a " assujettir la nature afin de lexploiter au maximum ". Il écrit : " La nature commercialisée, la nature polluée, la nature militarisée a détruit lenvironnement de l'homme, non seulement dans un sens écologique mais aussi dans un sens très existentiel " (12). Par sa dénonciation de la praxis bourgeoise, qui consiste à traiter la nature comme un objet offert à la seule volonté de puissance de l'homme et dans ce sens la praxis peut tout aussi bien être qualifiée de marxiste et à son désir de conquête, Herbert Marcuse donne un souffle nouveau a la critique anarchiste du progrès puisque celui-ci aboutit a une rupture de l'harmonie originelle entre l'homme et la nature. Sous la forme dune praxis prétendument émancipatrice (bourgeoise ou marxiste), le travail est sacralisé depuis la seconde moitié du XIXe siècle. En revanche, pour la pensée anarchiste il na aucune valeur transcendante ; il est perçu comme un nouveau type dactivité libre.
Au centre de la pensée anarchiste, l'homme nest plus " homo faber ", mais plus sûrement " homo ludens ", homme dont les activités relèvent dun acte librement assumé, consenti et créateur.
Mai 68 constitue une rupture en même temps quun renouveau, tant sur le plan de la revendication qui passe du quantitatif au qualitatif, que sur le plan des modes de contestation eux-mêmes. Le refus du mode culturel bourgeois, la renaissance intellectuelle et sociale de lanarchisme, la spontanéité qui caractérise le mouvement, la créativité libertaire, la lutte contre lautorité, la remise en cause du rôle de dirigeant, le refus de la hiérarchie et de la compétition comme moteurs de la réussite individuelle, en même temps quune profonde exigence égalitaire et libertaire représentent autant de repères qui donnent son sens profond à la révolte du Mai français.
(1) Morin Edgar, Lefort Claude, Coudray Jean-Marc, Mai1968 : La brèche, Paris, 1988, Fayard (142p.), p.15
(2) Morin Edgar, op cit p 20
(3) Morin Edgar, op. cit. p.31
(4) Morin Edgar, op. cit. p.41
(5) Morin Edgar, op cit p 77
(6) Morin Edgar, op. cit. p.80
(7) Crozier Michel, La société bloquée, Paris, 1970, Seuil (249 p.), p.79
(8) Crozier Michel, op cit p 237
(9) Crozier Michel, op. cit. p.80
(10) Crozier Michel, op cit p 80
(11) Halte à la croissance, Paris, 1979, PUF (232p.)
(12) Marcuse Herbert, Counterrevolution and revolt, Boston, 1962, p.60