Sans-papiers : entre précaires collectifs autonomes et répressions policières, entre associations humanitaires et petits récupérateurs politiciens, comment pouvons-nous faire vivre une solidarité politique ?
Il nous faut dabord saluer bien bas les prouesses des façonneurs professionnels dopinion publique. Arriver à rendre les migrants, premières victimes du capitalisme, responsables des " problèmes économiques " (1) cest sans doute pas nouveau mais cest quand même très fort Le consensus " populaire " est à ce jour exemplaire ; comme lest cette rhétorique qui transforme des victimes en responsables dun système qui les écrase. Arriver à nourrir limaginaire du bon peuple avec la vision dune France économiquement exsangue, menacée par des flots de parasites affamés alors que chacun, tous les jours, a sous les yeux le spectacle dune société dégoulinante de marchandises, où les " scandales financiers " explosent partout, où les industries de luxe prospèrent (le yatch se porte bien cette année).
Quel talent, ces hommes dimage et de sondages La palme, quant au mensonge institutionnalisé (coloré alors d'humanisme bon teint), revenant à nos amis chrétiens de gauche ou fiers républicains roses : Ils sont bien braves ces immigrés, et cest pas gentil de dire quils nous sont inférieurs, mais que voulez-vous, " La France ne peut accueillir toute la misère du monde " (2). Le gâteau est petit, il faut vous éliminer entre vous ou vous allez tous crever de faim Merci aux Bilalian, Ruquier, et autres soporifiques " médiatiseurs " davoir bien rabâché la leçon à vos " chers-zauditeurs ". Ils ont désormais limpression davoir toujours su cette vérité première : ce sont les étrangers pauvres qui créent misère et racisme (3). Le message est unique et insistant : " Ils sont de trop ! "
Les collectifs de lutte semblent donc être dans une impasse : les gouvernements français de cette fin de siècle (4) sont fermement décidés à ne rien lâcher. Dans le milieu associatif, les militants sessoufflent ou s'écurent : chaque mini-victoire (et un p'tit lot de régularisations pour fêter les élections !) étant effacée par une nouvelle loi réactionnaire étranglant les sans-papiers. Et, année après année, les lois xénophobes et les déclarations racistes de nos " représentants " sont accueillies dans un silence de plus en plus oppressant Plus lexploitation sociale salourdit (licenciements, médecine à deux vitesses, coût prohibitif du logement, répressions policières ), plus on se recroqueville sur ce qui nous reste et plus on ferme les yeux sur les coups qui ne nous sont pas destinés pas encore
Cette purée mentale qui nous fait transformer la victime en responsable et lexploiteur en sauveur (merci patron, merci l'État, pour mon contrat à durée déterminée) ; est le fruit dun savant travail de lobotomisation progressive que nous devrions peut-être attaquer plus violemment et plus concrètement quen insultant périodiquement la " presse bourgeoise ". La peur du flic et la détresse financière sont dune efficacité reconnue pour calmer les masses et embrumer les cerveaux, mais la société du spectacle (bonjour la coupe du monde !), la société de consommation (jai pas le moral, j'vais macheter une kangoo à crédit) a réussi ce tour de force de nous enfermer en nous faisant croire à notre liberté, dempêcher des êtres humains de circuler en nous faisant croire que c'était pour notre sécurité !
Ouvrir les yeux sur cette réalité, est le premier pas décisif vers une nécessaire solidarité de classe. Noublions pas quils sont en train de nous marchander le droit de circuler, le droit de stationner, le droit de vivre quelque part sans travailler (Et l'État dit, " Tu travailleras à la sueur de ton front "), le droit dy vivre en travaillant (visa touriste : " dépense et casse-toi ! "), le droit dexister en somme ! Il est vrai que les entreprises ne circulent pas, elles, elles se délocalisent
Les femmes guinéennes interviewées (cf. ML n° 1125) ne pouvaient, par exemple, imaginer une autre " force obscure " que ce méchant préfet, géographiquement bien situé, quelles accusent de " ne pas avoir pitié ", alors quaujourd'hui comme hier, les préfets ne sont que de zélés serviteurs de l'État. À une échelle plus large, combien de milliers de précaires essaient désespérément de réformer, à leur niveau, une société qui ne vise que sa survie, et celle de ses serviteurs reconnaissants ?
Ce sont nos droits les plus élémentaires que nous défendons en luttant avec les sans-papiers : le droit de ne pas avoir peur, en permanence, des contrôles didentité, le droit de ne pas être emprisonné, tabassé, et expulsé (parfois vers une mort assurée). Cest un réflexe " dautodéfense " mentale qui nous aidera à ne pas tomber dans le piège du : " Chaque problème a son spécialiste, son expert, et sa solution économiquement incontournable ".
On pourrait se demander jusqu'à quel point nous ne faisons pas le jeu de ce système pervers en nous focalisant sur un groupe de personnes aux intérêts immédiats bien spécifiques, (des papiers !) avalisant ainsi le distinguo complètement artificiel quils ont créé entre victimes du capitalisme. Que deviendraient ces sans-papiers si demain, dans une minute d'égarement, Jospin-Chirac décidait leurs régularisations massives ? Avec de beaux enfants bien sains, pour payer taxes et retraites des vieux (5). Sans formation, sans argent, sans logement ? Des gagne-misère, comme les autres oui mais, du coup avec les autres !
Car diviser pour mieux régner, on na jamais inventé mieux, or le combat des sans-papiers, cest le nôtre : un jour ou lautre, tous ceux et toutes celles qui se battent contre la logique financière capitaliste se verront refuser le droit de circuler librement, le droit de manifester, le droit de prendre la parole La solidarité avec les sans-papiers est aussi une solidarité de classe. Nous refusons le " cas par cas " social, nous nacceptons pas quon prenne une bouchée aux sans-papiers pour la donner aux RMIstes, etc. Nous ne nous gargarisons pas didéologie et nous savons fort bien que le quotidien dun sans-papiers est plus pénible que celui de son collègue Martin : cest pourquoi, anarchistes, nous réclamons pour les sans-papiers, sans état d'âme, cartes de dix ans et droit de vote !
Mais, pas plus quun collectif de sans-papiers musulmans squattant une église ne nous amènera à une indulgence épisodique envers les sexistes et les religieux, pas plus nous naccepterons quon pose lexistence de sans-papiers comme un problème " humanitaire ".
Toutes et tous dans la même galère, cest ensemble quil nous faut repousser les Debré-Chevènement et autres fossoyeurs républicains de la liberté et de l'égalité. Une société libertaire est lalternative que nous défendons et nous nattendrons pas un quelconque grand soir pour la faire vivre : jour après jour, dans ces collectifs comme ailleurs, ne cloisonnons pas les luttes, ne les hiérarchisons pas : sexisme, antisémitisme, et prosélytisme religieux sont autant de poisons que nous ne saurions oublier de voir, " le temps de régler tous les problèmes de régularisation ".
Tous ces problèmes apparaissent parmi les soutiens aux sans-papiers. Ainsi à Nantes, par exemple, au début de loccupation de l'église Sainte-Thérèse, les cathos se sont faits omniprésents, et avec eux, leur bondieuserie, leur charité, leur pitié, leur paternalisme aux relents colonialistes Mais comme loccupation dure (déjà un mois), la compassion faiblit et ils se font de plus en plus discrets. Dautant plus que des revendications comme " Des papiers pour toutes et tous " les titillent un peu trop. Puis, avec les parrainages, cest une nouvelle mise en valeur de la gauche (plurielle et autre). Nos politiciens ont réussi à faire croire aux sans-papiers que le parrainage va les régulariser systématiquement (il semble surtout que cela permette à certains parrains et marraines daugmenter leur auréole médiatique). Dans ce cadre, les libertaires, présents quotidiennement depuis le début, ont fort à faire et essaient dappliquer leurs idées d'égalité et de solidarité avec les migrants.
La création de comités " anti-expulsions ", fait récent, peut marquer un vrai renouveau dans la lutte, et ce dautant plus fortement quon commence à voir des syndicats sy investir ! Leurs droits sont nos droits reprennent-ils ! Cest ainsi que le 1er mai, à Nantes, a vu la C.G.T. (6) laisser défiler devant elle le collectif des sans-papiers : saine façon, pour tous, de transformer les flons-flons dune " commémoration " en réelle manifestation politique.
Quand les passagers dun vol Air France se sont solidarisés des sans-papiers expulsés vers le Mali, ça a provisoirement tiré daffaire ces sans-papiers, ça a clairement été une décision dindividus libres (quant aux passagers), et ça peut généralement contribuer au réveil de neurones anesthésiés.
Il est hors de question de tomber dans le piège du Zorro blanc sauvant la veuve et lorphelin basané : les droits des sans-papiers, ce sont les nôtres ; leur exploitation nest que le premier chapitre de ce qui attend toute une classe sociale, et nous nous défendons nous-même en nous solidarisant avec eux. Laction directe est une réponse indispensable à la répression contre les sans-papiers, mais indispensable également est la mise en perspective de ce combat avec notre lutte contre une société basculant vers l'horreur économique.
(1) Entendez par là que les ouvriers ont les problèmes, tandis que Calvet ou Bouygues ont les économies
(2) Dixit Rocard
(3) Car le F.N. aussi nexiste que grâce aux immigrés, et aux irresponsables qui les soutiennent, cest bien connu !
(4) Qui prétend encore pouvoir les distinguer, ne serait-ce que sur le sujet de limmigration, comme étant " de gauche " ou " de droite " ?
(5) Les familles sont dailleurs plutôt moins " assommées " que les célibataires
(6) Et dautres mais pas la C.F.D.T. !