Nous vous présentons la seconde et dernière partie de linterview de Moussa Diop, militant éducatif et syndical sénégalais, qui avait paru la semaine dernière dans le Monde libertaire (n°1130).Après avoir évoqué les différentes initiatives déducation populaire et dalternative sociale qui se sont mise en place, suite notamment au désengagement de lEtat sur le terrain social, nous évoquons cette semaine la question des luttes sociales et de létat actuel du mouvement social.
Le Monde libertaire : Tu nous a décris une situation sociale dramatique marquée par un nombre important de jeunes se trouvant à la rue et dun autre côté des éducateurs de rue qui comprennent la situation sociale engendrée par la situation économique et le régime politique et qui impulsent de nombreuses initiatives populaires au niveau de léducation, de la santé, de la vie quotidienne sur la base de lauto-organisation et de la conscientisation sociale. Mais y a-t-il derrière tout ce mouvement dalternative sociale, un engagement des syndicats, dorganisations politiques qui tendrait à mettre toutes ces initiatives en réseau ?
Moussa Diop : Non, en réalité les syndicats comme les organisations politiques ne sinvestissent pas dans toutes les structures que nous avons évoqué (centre éducatif de quartier, « banque » des femmes, coopérative dalimentation, atelier de recyclage ). Les individu-e-s sinvestissent au niveau individuel, avant tout comme « citoyen », comme habitant dun quartier même sils sont bien souvent membres dune organisation politique ou syndicale. Ce quil faut savoir, cest quen 1973, il y a eu au Sénégal une espèce de grand mai 68 qui a été le point de départ de la prise de conscience et de lengagement de nombreuses personnes. La plupart des individu-e-s qui sont aujourdhui moteur dans la plupart des initiatives que nous avons décrites sont issus de ce mouvement. Ce sont des musulmans, des trotskistes, des militants syndicaux, des ex-mao qui sinvestissent sur le terrain social parce que leur formation politique ou syndicale ne le fait pas.
Par moment, lorsquil y a des situations durgences liées à la répression, comme des arrestations par exemple, nous sommes obligés dinterpeller les partis politiques progressistes afin quils posent des questions au niveau de lassemblée nationale. Au Sénégal, il y a une conception bourgeoise des droits de lhomme. Les associations de défense des droits de lhomme ne fonctionnent que quand les partis politiques démocratiques sont touchés par la répression. Quand les enfants meurent de faim ou sont emprisonnés, personne ne se préoccupe de leur situation. Je nai jamais vu une organisation des droits de lhomme visiter une prison sénégalaise et y dénoncer les conditions de détention.
On a de réelles difficultés à faire le lien entre linvestissement politique ou syndical et celui dans les alternatives sociales. Un de mes objectif est damener les différents acteurs à mieux cerner les phénomènes densemble et de les pousser à faire le lien entre tous les secteurs où ils sont investis. Il faut maintenant que les gens soient capables danalyser la situation, détudier les problèmes qui se posent et de globaliser les réponses. Il y a forcément un travail de motivation à faire. Mais beaucoup de gens ont changé et évolué et de nombreuses personnes nous ont rejoint régulièrement. On a réussi à tirer beaucoup de travailleur de léducation. On a réussi à les impliquer dans les initiatives de ville, de quartier. Quand on me demande où sarrête laction éducative et répond que ce nest pas aux frontières des structures institutionnelles. Je nai pas de territoire, je suis un homme du Sénégal, un homme du monde. Quand il faut que jintervienne, je nai pas besoin de memprisonner dans des territoires mentaux. Cest aussi cela créer et avoir une conscience politique.
ML : Justement, tu parles de conscience politique, de réussir à instaurer un rapport de force par rapport à lÉtat, nous voudrions que tu nous parles un peu des mouvements sociaux au Sénégal, quels sont les derniers événements ?
MD : Au Sénégal, depuis un certain temps, il y a ce quon appel les politiques de régissement structurel. Ce sont des politiques dictées par la banque mondiale et le F.M.I. Elles imposent des lois anti-travailleurs et antisociales qui ont créé beaucoup de problèmes. Ces politiques ont cumulé avec une vague de privatisation. La S.D.E. (Société des eaux) et la S.N.C.F. ont été privatisées. Depuis de nombreuses zones ne sont plus desservies par le chemin de fer. Cela pose notamment de gros problèmes de transport de marchandises dans les zones de forte production agricole. De même la privatisation de la S.D.E. a provoqué une augmentation de 3 % du prix de leau. Si cela continue chaque année, dans 5 ans laccès à leau potable sera très difficile. Si la privatisation de lélectricité a lieu cela sera le même problème. Aujourdhui, il y a une lutte importante autour de cette question. Alors que lÉtat sétait engagé à ne pas vendre plus de 33 % de la compagnie nationale délectricité, au dernier moment, tout a été bradé aux entreprises privées. Cest ce qui a déclenché une grève. ce qui est intéressant, cest que le syndicat officiel, lié au pouvoir socialiste, la C.N.T.S. (Confédération nationale des travailleurs sénégalais) (1), est très largement minoritaire dans ce mouvement. Le syndicat qui mène très largement la grève est le S.U.T.ELEC. (Syndicat unique des travailleurs de lélectricité) qui est affilé à une union autonome qui nest contrôlée par aucun parti politique. Cest ce syndicat autonome qui a pris en charge toutes les revendications des travailleurs. Mais avec le durcissement de la grève, lÉtat a décidé de liquider ce mouvement syndical. Une décision renforcée par le fait, que récemment la Banque mondiale et le F.M.I. ont demandé quil y ait une paix sociale au Sénégal pour quils continuent leurs investissements. Cest ainsi quà été enclenchée une dynamique de purification du mouvement social. Lorsque le S.U.T.ELEC. a coupé le courant, juste après la Coupe du Monde de football car sinon la grève aurait été fort impopulaire, la presse dÉtat comme la presse privée qui pourtant est une presse libre souvent à lavant-garde de pas mal de questions, ont tiré sur le mouvement. Il y a eu une forte décharge médiatique pour tourner la population contre le mouvement de grève. Le secrétaire de la C.G.T. sénégalaise, proche du parti socialiste, est même monté au créneau pour dénoncer ce mouvement et demander que des sanctions soient prises car cette grève a empêché les commissariats de fonctionner normalement et a fait trop de mal à la population. LÉtat en a profité pour déclencher la répression, en sappuyant sur de prétendus actes de sabotage, pour arrêter les dirigeants du syndicat autonome. LU.N.S.A.S. (Union nationale des syndicats autonomes sénégalais) (2), à laquelle est rattaché le S.U.T.ELEC. a alors déclenché une campagne de soutien, en informant dune part la population la réalité de la grève, ses motivations et ses objectifs, et dautre part pour réclamer la libération des militants emprisonner. Il faut démontrer que cette grève est profondément populaire car les travailleurs se battent pur démocratiser laccès à lélectricité, le droit à lélectricité pour tout le monde même dans les endroits les plus reculés. Ce qui est loin dêtre le cas aujourdhui au Sénégal. Lorsque jai quitté le Sénégal, une grande marche, organisée par les femmes des travailleurs, a été réprimée comme pratiquement toutes les marches de solidarité. Une quarantaine de femmes ont été arrêtés. À chaque manifestation il y a des arrestations. Non seulement on a arrêté 27 dirigeant syndicaux mais on les a aussi licencié. Normalement, il faut enclencher un processus pour licencier des personnes emprisonnées. Maintenant que la grève est terminée, on a inventé des motifs qui ne tiennent pas pour licencier la plupart des militants.
ML : Pour terminer, peux-tu un peu mieux nous présenter les forces syndicales que tu as évoqué, lUNSAS et la CNTS ?
MD : LUNSAS est une union de syndicats de gauche radicale qui reconnaissent avant tout la lutte de classe. Au sein de cette Union, les travailleurs les plus importants sont les enseignants. Le syndicat autonome des enseignants a mené des luttes très dures. Il y a un an, il a remporté une longue lutte sur la question des retraites où il était suivi par lensemble de la corporation. Il y a quelques années, cette union représentait environ 25 % des syndiqués chez les fonctionnaires et aujourdhui elle est suivi par lensemble du corps quand elle déclenche un mouvement. La CNTS par contre, qui est donc liée au pouvoir, représente lillusion de lengagement ouvrier. Elle a un discours ouvrier radical, très à gauche, mais elle a des pratiques pires que les pratiques droitières. Son leader est un ancien exilé de 1958 qui a négocié son retour au Sénégal en acceptant pas mal de chose. Cest un briseur de grèves et le grand artisan de la liquidation des syndicats autonomes.
La grande faiblesse du mouvement démocratique au Sénégal, de tous les gens qui se battent pour une vrai citoyenneté, pour le respect, mais aussi pour tous les peuples du monde cest que les différents acteurs ont des problèmes pour lier tous les espaces de luttes. Sils pouvaient se rencontrer, se coordonner, définir des projets communs, cela pourrait créer un mouvement social fort. Pour ma part, cest ce que je tente de faire avec les gens des quartiers.
(1) Qui na aucun rapport de loin ou de près, en dehors du sigle, avec la C.N.T. anarcho-syndicaliste et syndicaliste révolutionnaire, dEspagne ou de France
(2) Là aussi rien à voir avec lUNSA français de tendance corporative et réactionnaire