Chine

Été meurtrier en Chine

code-barreLes pluies diluviennes et ininterrompues pendant tout le mois de juillet ont entraîné dans le bassin du Yang-Tseu, le plus grand fleuve de Chine, long de 6380 km dans le sud du pays, une telle montée des eaux que début août on dénombrait officiellement 1500 morts et 3 millions de sans-abris et le grand centre industriel de Wuhan, conurbation de 7 millions d'habitants et nœud névralgique de communication entre le nord et le sud du pays, s’est retrouvé gravement menacé. Le régime a alors décidé de faire sauter les digues, sacrifiant les zones rurales pour sauver les villes. Il avait le souvenir du précédent historique de 1954 – sans parler de celui de 1931 mais qui incombait au Parti nationaliste de Chiang Kaishek – dont le bilan est estimé a plusieurs centaines de milliers de morts, passés alors sous silence par le Parti communiste. 800 millions de mètres cubes d’eau ont ainsi été déversés dans les campagnes environnantes mais le dynamitage contrôle de ces digues secondaires retardé parfois par l’opposition des populations comme a du le reconnaitre l’agence officielle Chine Nouvelle – n’a pu empêcher la rupture naturelle de digues majeures comme celle qui s’est produite le 7 août à Jiujiang, ville de 500 000 habitants en aval de Wuhan dans la province du Jiangxi, noyée sous deux mètres d’eau, faisant des milliers de disparus.

Propagande nationaliste

L’alerte maxima à Wuhan fut atteinte dans la nuit du 9 au 10 août ou le niveau par rapport au lit du fleuve monta jusqu’a 20,39 m (record de 1954 : 20,73 m) avant d’amorcer une lente mais régulière décrue. Mais le nord-est du pays s’est retrouvé lui aussi ravagé par les inondations du fait d’une crue de la rivière Songhua, affluent de l’Amour, menacant directement Harbin, place forte industrielle peuplée de 9 millions d'habitants, et les champs de pétrole de Caqing : 2 500 des 25 000 puits fournissant la moitié de la production nationale se sont retrouvés sous les eaux, Le régime a alors mis en route la machine de propagande de l’armée, à pied d'œuvre jour et nuit, censée ainsi montrer son dévouement à la nation, " en faisant corps avec la digue ", sous l'œil bienveillant des caméras officielles. Cet élan patriotique était destiné a écarter le risque social de jouer la ville contre la campagne et a occulter le laxisme de l’Administration alors que la Chine vient de connaitre 7 années consécutives d’innondations, avec à chaque fois des millions de gens jetés sur les digues sans avoir eu le temps de n’emporter plus qu’un maigre baluchon, entassés dans des refuges, condamnés à mendier auprès de l’Etat des moyens de survie chichement distribués.

Pourquoi ces inondations à répétition ? Dans le bassin du Yang-Tseu les paysans et les industriels ont peu a peu grignoté les zones tampons, naturellement inondables, au fil des ans et d’un taux de natalité galopant : zones industrielles et champs de pastèques se sont ainsi rendus vulnérables aux crues du fleuve. En outre les inondations deviennent de plus en plus catastrophiques, car on n’a plus recours aux méthodes traditionnelles de régulation, à savoir le désenvasement régulier du lit du fleuve qui s’est surélevé de plusieurs métres par rapport à la plaine du fait d’un phénomène de sédimentation accéléré du au déversement de dizaines de milliers de tonnes de terre, de détritus divers, et de résidus solides et polluants de surcroit. Contraste saisissant que le spectacle de ces digues avec plusieurs mètres en contrebas les plaines surpeuplées.

Déforestation et barrage

Mais si certaines digues ont cédé parce que leur entretien a été mal assuré à cause du relâchement du contrôle social et de la régression depuis vingt ans de la notion de service d’intérêt public, il ne s’agit la que d’une conséquence. En amont, il y a une double cause : d’une part là déforestation – les populations pauvres des régions montagnardes pratiquant des coupes massives de bois de chauffage – entraînant le ravinement du sol et la pollution des nombreuses usines installées le long du fleuve fonctionnant au charbon et rejetant leurs divers résidus sans traitement, et d’autre part la construction du colossal et controversé barrage des Trois Gorges, une priorité pour le régime qui entend démontrer ainsi qu’il dispose bien de la maîtrise du fleuve, fondement de l’autorité depuis les temps anciens – dont le coût est tel qu’il n’y a plus de fonds pour procéder au draguage régulier et à l’entretien des berges permettant un contrôle hydraulique tant du fleuve prlncipal que de ses affluents.

Si avec le recul des inondations amorcé début septembre la situation à nouveau " normale " constitue pour le président Jiang Zemin un " succès de la guerre du peuple mené contre les flots " et illustre la " supériorité du socialisme " (sic !), le bilan officiel (1) est toutefois bien lourd : 28 provinces touchées, un Chinois sur cinq affecté à un degré ou un autre par le désastre, soit 240 millions de personnes, 3 000 morts, 15 millions de personnes déplacées, 21 millions d'hectares de champs recouverts par les eaux, 6 millions d'habitations détruites, 12 millions endommagées et le coût économique s'élève a l25 milliards de F soit 2 % du P.I.B.

Des mesures palliatives ont été prises mais uniquement afin de parer au plus pressé, le court terme l’emportant, ici comme ailleurs en Chine, sur le long terme. C’est le règne de l’argent-roi. Dans la propagande véhiculée par les médias, la figure de l’entrepreneur s’est substituée à celle du héros du travail des années 1960. Et le Parti communiste restant le détenteur exclusif du pouvoir, c’est l’ensemble du secteur public qui s’est lancé dans les affaires, à l’instar du plus haut organe du gouvernement, le Conseil d’Etat, qui exploite une large gamme d’affaires, pratique l’import-export et a pris une participation dans la plus importante compagnie d’investissement du pays, qui détient également d'énormes intérêts à Hong-Kong, la CITIC : China International Trade and lnvestment Corporation.

L’Etat-Mafia

C’est la corruption généralisée. La pratique des " enveloppes rouges " touche toutes les couches de la société, du petit fonctionnaire villageois au sommet de l'État-Parti, les industriels installés en Chine estimant qu’aucune opération économique n'échappe à la règle de la commission. Le porte-parole du gouvernement a lui-même reconnu que " le phénomène de la corruption est très fréquent " (2) et officiellement en cinq ans 158 000 cadres ont été sanctionnés pour malversations. Et pour la première fois la répression a frappé jusqu’au sommet de l’appareil d’Etat. L’ancien maire et chef du Parti communiste à Pékin, Chen Xitong, a été finalement inculpé à la mi-juillet, après trois ans d’atermoiements, pour avoir touché des pots-de-vin en matière de promotion immobilière et s'être livré à des détournements de fonds publics entre 1983 et 1993 pour un montant de 13 milliards de francs (3), soit le tiers du budget national de l'éducation !

Figure emblématique de cette nomenklatura corrompue, il a été l’un des plus farouches partisans de la répression du deuxième Printemps de Pékin en juin 1989 et pour prix de ses services s'était porté candidat au poste de Secrétaire général du Parti. Jiang Zemin lui a été préféré, et devenu également entre temps président de la République, il a trouvé là le moyen d'écarter un rival potentiellement dangereux qui aura ainsi joué le rôle de la " victime expiatoire " qui paie pour le Parti. Condamné le 30 juillet à 16 ans de prison – alors que pour des méfaits de bien moindre ampleur, la peine de mort est couramment appliquée –, son appel a été rejeté le 20 août. À peine plus d’un mois entre l’inculpation et la confirmation de la condamnation en appel, c’est ce qu’on appelle la justice express !

Mais Chen Xitong n’est pas un élément isolé La criminalisation de l’appareil d’Etat est bien engagée à l’instar de cet Etat dans l’Etat qu’est l’Armée. Plus de 20 000 entreprises dépendent des militaires chinois et leur procurent un revenu de 50 a 60 milliards de francs échappant à I’impôt par le placement dans des paradis fiscaux offshore. lmport-export. tourisme, transports, immobilier, hôtellerie de luxe, boîtes de nuit, accessoires sexuels, mais aussi bordels, contrefaçon industrielle, fabriques d’armes clandestines (4), contrebande (essence, automobiles, cigarettes) privant les douanes de recettes évaluées à 12 milliards de francs et où elle se trouve en concurrence avec le Bureau de la Sécurité chinoise, et cerise sur le gateau, la spéculation sur le yuan alors qu’on est dans une période critique ou les autorités monétaires luttent avec la dernière énergie pour conserver la parité de la monnaie nationale ! Un comble pour une institution censée être le fer de lance du patriotisme et l’emblème de la souveraineté nationale. La Chine rouge est devenue China Incorporated…

J.-J. Gandini

(1) Selon d’autres sources non officielles comme le " Centre d'lnformation sur les droits de l'homme et le mouvement démocratique en Chine " basé a Hong-Kong, le nombre de morts doit être multiplié au moins par deux et le montant des dégats est plus proche en réa- lité de 200 milliards de francs.

(2) Le Monde 9 juillet 1998

(3) Sachant qu’un ouvrier qualifié a Pékin gagne au bout de 15 ans d’ancienneté environ 1000 yuans par mois, soit 700 F, cela equivaut au salaire annuel de 1 500 000 ouvriers !

(4) " Chine, mot d’ordre : essaimage tous azimuts " in La Recherche n° 313