Lecture

La loi, pas la justice

Le Dernier Acte de Wiliam Gaddis

William Gaddis, que certains considèrent comme l'héritier américain de James Joyce, publie son quatrième livre-somme en quarante ans (1) , loin des tumultes publicitaires et des sunlights médiatiques qui ont annoncé à grand renfort de trompettes et de dollars la sortie du " dernier " (2) de Jim Harrisson, nouvelle coqueluche du moment.Dès la première phrase nous voilà prévenus : " La justice ? Tu auras la justice dans l’autre monde, dans ce monde tu as la loi. " La loi, qui se veut la codification du concept " naturel " de justice – mais qui n’est que le reflet des intérêts dominants du moment – s’en situe pour Gaddis aux antipodes, tant sur le plan politique, " je parle du fascisme, c’est là qu’aboutit cette obsession de l’ordre de l’ordre ", que social, " ceux qui viennent demander justice au tribunal, tout ce qu’ils voient c’est l'étiquette du prix marqué un million de dollars, le reste n’est que le l’opéra.

La trame principale est constituée par le procès qu’un érudit d’une cinquantaine d’années, assistant en histoire à l’université, intente à un producteur d'Hollywood pour avoir piraté sa pièce de théâtre – sa seule et unique, réstée inédite et oubliée au fond d’un tiroir – basée sur les aventures de son grand-père durant la guerre de Sécession, et en avoir fait un film ) succès dont il espère ainsi pouvoir toucher les dividendes. Ayant mis le doigt dans l’engrenage de la machine judiciaire – portrait au vitriol de la caste des avocats qualifiée d’entente de malfaiteurs de première importance " –, il en sortira lessivé et essoré car ne fonctionnant qu'à son seul profit, celle-ci reprend d’une main ce qu’elle accorde de l’autre.Mais ce roman-pavé dans la marre de nos conventions vaut aussi pour la qualité de son écriture à la fois ardue et jubilatoire. Ardue car ses 505 pages s’enchaînent sous la forme d’un dialogue à plusieurs voix d’une seule traite, avec de longues phrases dont les mots se succèdent sans ponctuation (3) et s’entrechoquent en incessants coqs-à-l'âne comme dans la vie quotidienne : " Peut-être que si tu arrêtais juste de penser aux moyens d'économiser de l’argent et que tu te mettais à penser aux moyens d’en gagner, ta manche est dans le bouillon là tu ne peux pas utiliser ta cuillère ? ". Jubilation car l’auteur, qui entraîne tous ses personnages dans un étourdissant tourbillon, fait preuve d’un humour noir et grinçant, faisant fi des préjugés, mettant à nu les conventions sociales, dénonçant l'hypocrisie des charlatans religieux chantres de l’ordre moral (4) et nous renvoie l’image d’une période confuse en mal d’absolus et dont la seule réalité c’est l’argent : " Je veux dire, mon Dieu, il n’y a rien de plus important qu’un compte en banque pour que les gens vous prennent au sérieux. " Devant une telle vacuité que reste-t-il alors à faire au " dernier homme civilisé " ? à disparaître…

J.-J. Gandini

Le Dernier Acte. Willaim Gaddis, traduit de l’anglais par Marc Cholodenko, Plon 1998, 505 p.

(1) Après Les Reconaissances, JR et Gothique Charpentier, traduits et publiés respectivement par Gallimard en 1973, Plon en 1193 et Ch Bourgois en 1998.

(2) " Au fait quel est le titre ? " " Peu importe mon cher, demandez à votre libraire le dernier Harrisson ! "

(3) Qu'hommage soit ici rendu au traducteur.

(4) " Le petit cafard de père Stépan qui comparait en tant que confesseur de maman et qui présentera sa facture pour soixante ans de prières pour empêcher ce qu’il a le culot d’appeler son âme de sortir du purgatoire ou d’y entrer Dieu seul sait lequel des deux. "