Larrestation dAbdullah Öcalan repose la question de la liberté au Kurdistan. Lenlèvement dAbdullah Öcalan est une victoire certaine du pouvoir dictatorial turc dans sa lutte à mort contre le peuple kurde. Il montre à la fois lintransigeance absolue du pouvoir en place à Ankara et le désintérêt de tous les États du monde envers lavenir des Kurdes. Le lâchage du PKK, successivement par la Syrie, lItalie, les Pays - Bas, le Kenya et même la Grèce qui est pourtant un ennemi déclaré de la Turquie, le prouve à lenvi. On na pas honte dans les pays occidentaux de réclamer aux Turcs un "procès équitable" alors que tout le monde sait quil nen sera rien et quau même moment la télévision diffuse les images de propagande turques où lon voit de véritables Ninja cagoulés devant un Öcalan hagard et visiblement drogué. Il faut sans tarder, et sans détour, dire que la question dépasse de loin la personne dÖcalan. Elle nest pas de savoir si cest un "gentil libérateur" ou un "méchant avec du sang sur les mains", ni même quelle est la nature exacte de lidéologie bancale quil professe, mais si être Kurde en Turquie va conduire pour longtemps encore à la prison ou à la mort. Le peuple kurde est coincé entre des structures dexploitation féodales et le déni turc de son existence. Il ne sagit donc pas pour nous de soutenir le PKK, mais daider à la prise de conscience des crimes du régime turc envers les Kurdes comme on a, trop tard, pris conscience des crimes de même nature du régime irakien de Sadam Hussein. Il sagit aussi de dire quil ny a pas de progrès vers la liberté par le chemin du nationaliste, mais par la lutte sociale. Cela vaut pour le Kurdistan mais aussi pour le Tibet, la Kabylie, les Indiens dAmérique du Sud, le Timor oriental et tant dautres.
Si par hasard vous consultez un recensement de la Turquie, vous ne verrez apparaître aucun Kurde. Pourtant vous savez quils sont entre 10 et 15 millions. Si vous savez aussi que le Kurdistan est une région largement montagneuse vous comprendrez vite qui sont les 10 millions de "Turcs des montagnes". En effet, la construction de la Turquie moderne sest faite avec la négation pure et simple des Kurdes et plus généralement de tout ce qui nest pas Turc : massacre dun million dArméniens, départ forcé de plus dun millions de Grecs. Le grand instigateur de cette politique ultra nationaliste mais aussi (et cest fondamental pour comprendre les positions occidentales), laïque, pro-occidentale et anti-arabe, est Mustapha Kemal, surnommé Ataturk (père de la Turquie). Lidéologie Kémaliste est celle de tous les gouvernement de la Turquie depuis lindépendance en 1923. Elle sest mise en place aussi rapidement que violemment. Dès 1924 la langue kurde est interdite, aussi bien à lécole que dans la rue (1). La manière de shabiller est réglementée, les chants kurdes interdits sauf pendant cinq heures les jours de mariage. LÉtat turc tente une acculturation forcée avec un mélange de bourrage de crâne (2) et de répression quasi - constante. Il procède aussi à des déplacements de population et à limplantation de colons turcs sur les terres les plus fertiles. Il utilise des "collabo" quil paye pour dénoncer toute subversion et sappuie sur une aristocratie féodale de grands propriétaires terriens qui, pour conserver leurs privilèges, sont prêts à faire allégeance à nimporte quel pouvoir. En échange, le pouvoir Turc permet à ces élites traditionnelles kurdes daccéder à tous les niveaux du pouvoir (lancien premier ministre des années 1980, Ozal, était dorigine kurde) pourvu quelles abandonnent toute référence à leur origine. La volonté turque déradiquer toute référence à lexistence des kurdes, à leur identité collective, fait de la politique turque envers les Kurdes un véritable ethnocide.
Il ne faut pas à ce sujet tourner autour du pot : les Kurdes dans leur majorité ont une revendication nationale et pas seulement culturelle qui peut froisser des sensibilités anarchistes. Toujours est - il que notre analyse (que nous croyons juste mais qui est bien limitée par notre manque de connaissance du problème) nest pas facile à expliquer aux membres dun peuple qui subit le déni dun État et croit trouver dans les organisations nationalistes le moyen dexister. Ne jugeons pas trop vite. Nous navons pas de leçons à donner mais nous navons pas non plus à être complaisants envers un PKK qui nous persécuterait certainement comme anarchistes si nous étions Kurdes.
On peine à sy retrouver dans limbrication des acteurs et des enjeux. Que peuvent bien venir faire dans cette histoire les services secrets israéliens du Mossad ? Les kurdes les accusent davoir aidé les services secrets turcs à enlever Öcalan, ce qui est probablement vrai. On peut penser que la Turquie et Israël sont les deux alliés principaux et indéfectibles des États-Unis dans la région et que leur hostilité commune envers leurs voisins arables crée des liens. Cest probablement vrai, mais largement insuffisant. La véritable raison, presque à coup sûr, cest leau. Israël en manque et en a un besoin vital, autant que du pétrole. Or la Turquie contrôle le " château deau de la région " qui nest autre que le Kurdistan et ses montagnes. Les deux grands fleuves de la région, le Tigre et lEuphrate, qui irriguent la Syrie et lIrak, y prennent leur source et la quasi totalité de leur alimentation. Les Turcs ont ainsi décidé la mise en place dun gigantesque système de barrages (3) et dirrigation sur ces deux fleuves du Kurdistan, baptisé GAP. Cest un véritable mythe du développement national turc qui sétend sur six départements et mêle production hydroélectrique, industrialisation, irrigation des terres, développement des transports. Lidée première est de fixer les Kurdes dont la migration depuis ces régions extrêmement pauvres vers les grandes villes du lOuest inquiétait le pouvoir central. Lobjectif est aussi den faire un eldorado pour les capitalistes dlstanbul et dAnkara, ainsi que pour les féodaux locaux (Kurdes) dont le gouvernement recherche lappui contre la révolte populaire.
Cette volonté de pacification (au sens ou les Français pacifiaient lAlgérie) est lisible dans le renforcement de lencadrement administratif, avec la création de deux départements nouveaux et de la seule préfecture de région de Turquie. De surcroît, le GAP est un puissant élément de politique extérieure. Il permet littéralement de couper leau à la Syrie et à lIrak.
Cette menace (qui pourrait sans peine conduire à la guerre) a abouti dès 1987 à un accord entre la Turquie, qui garantit un débit de 500 m/s des eaux de lEuphrate, et la Syrie qui en échange a cessé sa protection aux Kurdes du PKK. Et Israël dans tout ça ? Elle est la dernière pièce du puzzle et entend bien profiter de loffre turque de lui vendre son eau, transportée comme le pétrole par un pipeline sous-marin, baptisé " pipeline de la paix " par les Turcs. De là à imaginer une aide Israélienne dans la guerre contre le PKK il ny a quun pas quil me semble judicieux de franchir. La fusillade du consulat Israélien de Francfort que des Kurdes non armés entendaient occuper symboliquement, ressemble bien à la signature définitive dun accord que lon pourrait appeler " eau contre sang ".
Les médias officiels semblent presque étonnés quà loccasion de larrestation dÖcalan la diaspora kurde se manifeste dans le monde entier avec violence. Il faut avouer que la détermination des militant du PKK tend parfois au fanatisme, par exemple quand ils se font brûler vifs. On se croit revenu 20 ans en arrière lors de la révolution iranienne, quand le culte des martyrs et lengrenage répression - martyr, enterrement - manifestation, nouvelle répression, avait conduit à la chute du Shah. Les différences sont cependant grandes et laissent penser quun scénario à liranienne est impossible. Dabord cest à lextérieur du pays plus quau Kurdistan (semble-t-il) que les réactions sont fortes.
Ensuite le poids de lIslam Chiite et de son culte des martyrs nest pas là. Enfin la machine répressive de lÉtat turc ne montre aucun signe de fragilité. On peut donc penser que le PKK est en bien mauvaise posture. Le gouvernement dAnkara a effectivement gagné une bataille mais ne compte pas arrêter et la terreur va continuer à régner au Kurdistan envers tout ceux qui refusent de se soumettre. Le pouvoir accuse Öcalan dêtre le responsable des 30 000 morts de la guerre quil mêne contre le PKK. Linflation de ce chiffre dans les années à venir montrera malheureusement que cest la dictature turque qui est responsable des morts de même quelle est responsable de lexistence dun PKK à lidéologie et aux pratiques douteuses.
Dautres forces politiques, plus proche de ce pour quoi nous militons, peuvent-elle émerger au Kurdistan ? La question se pose.
(1) Jacqueline Sammali évoque dans " Être kurde, un délit ", éd de lHarmattan, le cas dun homme qui, arrêté par la police turque, avait été condamné parce quil ne savait répondre aux questions qui lui étaient posées que par le seul mot turc quil connaissait : " evit ", oui. Pour ceux que la question intéresse existe louvrage plus historique et technique de Salah Jma " Lorigine de la question Kurde " ainsi que linévitable " Dictionnaire de géopolitique " sous la direction d Yves Lacoste, Flammarion.
(2) Comme dhabitude dans ces cas là, lécole est le meilleur outil de lÉtat et fait pénétrer dans les têtes des enfants le mépris de leur appartenance. Elle enseigne par exemple que la langue kurde est un patois tiré du turc ancien alors quil sagit dune langue totalement distincte apparentée à lIranien.
(3) Une vingtaine de barrages, dont le gigantesque barrage Ataturk qui contrôle les eaux de lEuphrate Le tunnel dUrfa, le plus long de monde, apportera leau dans une plaine plus au sud.