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Les Origines de notre journal, I

février 1965.

Chaque lecteur du Monde libertaire sait parfaitement que le journal est une nécessité lorsqu’il s’agit de la durée, du développement, de l’influence d’un mouvement ou d’une organisation quelconque. On peut différer d’opinion sur la nécessité, ou non, de différents journaux reflétant les diverses tendances d’un même mouvement, on ne conçoit pas l’absence de périodique — au singulier ou au pluriel — à la base même d’une idée à défendre d’abord, à répandre ensuite.

Sur ce plan l’action et la propagande anarchistes ont été, depuis bientôt un siècle, abondamment représentées ; aussi bien par le livre que par la brochure, par la revue ou le brûlot, par le journal hebdomadaire et même à certaines époques quotidien. En somme, toutes les formes de la diffusion écrite ont été utilisées par les anarchistes ou leurs précurseurs immédiats depuis la fondation, ou presque, de la première Internationale.

Écrire l’histoire d’un journal c’est, à coup sûr, décrire les phases d’un mouvement, suivre ses hauts et ses bas, le situer dans le temps, graduer son influence, mettre en valeur l’action de ses militants.

Dans ce journal qui a succédé à l’ancien Libertaire, mené à sa perte par des mains décevantes, je vais m’efforcer de faire revivre les périodes brillantes, les heures de difficultés et l’âpreté des moments où l’anarchisme dut faire face à la répression, au travers du journal qui, en 1895, voyait le jour sur l’initiative de Sébastien Faure.

1895. Durant une quinzaine de mois le mouvement anarchiste venait de subir une éclipse après une période retentissante où des propagandistes par le fait s’étaient livrés à une série d’attentats, entraînant la mort pour beaucoup d’entre eux, et des années de bagne pour les moins compromis. Cette époque, dite héroïque, est connue. Elle nécessiterait de toute façon une étude à part. L’action anarchiste violente avait entraîné en outre la mise en discussion, puis le vote de lois d’exception (lois scélérates) dont le pouvoir allait user largement et qui, depuis ces temps pourtant lointains, servent encore, à l’occasion, de nos jours.
Devant la vague policière déchaînée, les journaux anarchistes disparurent les uns après les autres. La Revue libertaire d’abord, le journal de Pouget : Le Père Peinard (1) ensuite, La Révolte, qui avait succédé au Révolté, enfin. Pas question évidemment de pratiquer le système des titres successifs, répondant à l’offensive gouvernementale par des feuilles éphémères, comme cela s’était produit à Lyon en 1882, 1883 et 1884, après la disparition du Droit social remplacé par L’Étendard révolutionnaire, puis lui-même par La Lutte, puis après chaque chute par Le Drapeau noir, L’Émeute, Le Défi, L’Hydre anarchiste, L’Alarme et enfin Le Droit anarchiste.

Non seulement les ancêtres du Monde libertaire durent baisser pavillon, mais la « justice » s’attaqua à la littérature anarchiste. Le livre de Jean Grave (2) : La Société mourante et l’anarchie, œuvre remaniée qui avait paru auparavant, sans nom d’auteur, sous un autre titre (3) a les honneurs du parquet et son auteur hérite de deux ans de prison et 1 000 francs (or) d’amende.

Ce ne fut pourtant pas jugé suffisant. Les anarchistes avaient frappé à la tête de l’État avec Caserio, il était urgent de décapiter un mouvement qui se révélait dynamique à l’extrême. Un procès monstre fut monté, le procès des Trente, procès pour lequel on crut habile d’amalgamer propagandistes par l’écrit et la parole et « illégalistes » fréquentant peu ou prou les milieux libertaires (4).

Mais, puisqu’il va s’agit ici longuement de Sébastien Faure, il est utile de le présenter et il ne saurait mieux l’être que par lui-même, tel qu’il s’est décrit aux jurés qui pouvaient soit l’acquitter, soit l’envoyer pour vingt années au bagne. Voici donc la péroraison du long discours qu’il prononça aux assises de la Seine, en août 1894, pour présenter sa propre défense et, par extension, celle de ses compagnons :
 « De ma vie, deux mots seulement. Fils de bourgeois, élevé dans le bien-être, j’ai quitté le confort où j’avais grandi, j’ai vécu de la vie des humbles pour décrire cette vie avec l’éloquence du vécu et du ressenti. J’ai vécu loin de mes amitiés rompues, de mes affections perdues. J’ai connu le dédain des roublards, les vexations des méchants, la perfidie des envieux. J’ai subi cinq condamnations, vingt perquisitions, j’ai passé trois printemps en cellule.
  » Demain, je sortirai acquitté, je me trouverai sans foyer, sans situation sur le pavé parisien, pauvre, n’ayant pour richesse que le sentiment du devoir accompli, la joie des larmes essuyées, le souvenir des rayons d’espérance jetés dans les cœurs.
  » Mais je vous en supplie, messieurs les jurés, pas de demi-mesure. Ou l’acquittement pour ou le bagne ! Le bagne avec ses promiscuités honteuses et ses tristesses, qui vous enlèvent chaque jour un morceau de votre cœur, de votre intelligence et transforme la vie en une atroce agonie.
  » L’acquittement ou le bagne ! Le bagne cent fois pire que la mort (la mort c’est la fin des joies, mais c’est la fin des douleurs aussi). Le bagne pour un homme dont la vie a toujours été modeste, digne, loyale. Est-ce juste ?
  » Messieurs les jurés, j’espère en votre justice. Vous vous ferez un devoir de rendre à la liberté un homme qui n’aurait jamais dû en être privé.
 »

Et ce fut l’acquittement général des propagandistes anarchistes. Pour les « illégalistes » bagne et prison.

(À suivre)

Louis Louvet


(1), (2), (3), (4), ces notes ne paraîtront finalement pas (ndw)