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Crime policier à Lille

Balle de proximité

Le jeudi 27 avril 2000.

Le jeune maghrébin, environ 25 ans, écoute bien sagement, un peu crispé. « C’est vrai quoi, lui expliquent trois îlotiers (dont deux emplois-jeunes) qui lui font face, tous ces casseurs, ces délinquants et ces dealers qui profitent du drame, c’est scandaleux ! Ils ne s’attaqueraient qu’aux commissariats, à la préfecture… on le comprendrait. Mais là, c’est aux civils, aux gens du quartier, qu’ils s’attaquent ! Les voitures qui brûlent sont celles de citoyens ! »

Ce mot de « citoyen » dans la bouche d’un flic résonne un peu bizarre quelques jours après le drame qui a vu mourir Ryad Hamlaoui d’une unique balle policière dans la nuque. On se demande, à l’entendre ainsi jeté à la face du « civil », si les Brigades anti-criminalité, qui écument à longueur de nuit le quartier de Lille-Sud arrivaient aussi à distinguer les « citoyens » d’un quartier de pauvres. On se demande si les habitants du quartier se sentent eux-mêmes citoyens. Eux qui pour beaucoup ne survivent que grâce à l’aide sociale ou se résignent à recourir à une politique municipale clientéliste pour dénicher un emploi-jeune.

Apparemment, les îlotiers ont bien appris leur leçon cinq jours après ce « coup dur porté à la police nationale » (J.-P. Chevènement, ministre des flics, mardi 18 avril), il faut calmer le jeu, l’heure est à l’action psychologique. À vrai dire, ça n’avait pas vraiment été le cas jusqu’alors : le quartier de Lille Sud, un peu excentré, ghetto de pauvres et zone franche, cela fait longtemps qu’il est en état de couvre-feu permanent. Le quartier doit d’ailleurs accueillir le nouveau commissariat central de Lille.

Le couvre-feu permanent

La « police de proximité », les habitants du quartier connaissent bien, côtoyant en journée îlotiers ou CRS en patrouille, la nuit croisant les cars de CRS en faction ou subissant un contrôle de la BAC. Et le résultat : la montée continue de la tension, jusqu’à la déclaration de guerre il y a un mois. Un agent de la BAC s’était fait coincer par quelques jeunes et en était ressorti roué de coups, direction l’hôpital. Un habitant du quartier le déclarait d’ailleurs : « Depuis, les flics font des contrôles et disent aux jeunes : “vous voulez la guerre, vous l’aurez” ». Même un conseiller municipal socialiste a été obligé de la reconnaître : « Des policiers de la BAC passaient dans le quartier en provoquant les jeunes, en leur crachant dessus, en les frappant et en les menaçant avec des matraques. » Après la mort de Ryad Hamlaoui, l’état de siège s’est immédiatement abattu sur le quartier, ce qui n’a évidemment rien fait pour calmer le jeu.

La mise en examen immédiate de l’auteur du coup de feu mortel pour homicide involontaire n’y peut évidemment rien : comment faire confiance à la justice, alors que les flics jouissent habituellement d’une quasi totale impunité ? La justice, tous à Lille-Sud savent qu’elle n’est pas pour eux, mais qu’elle se fait plutôt sur leur dos. Alors les vitres de la mairie de quartier explosent, le commissariat de Wazemmes est la cible d’un incendie, les CRS qui stationnent dans le quartier se prennent des pierres… et quelques voitures brûlent. La chasse aux métèques peut commencer : 71 personnes sont interpellées dans la nuit ce dimanche 16 au lundi 17, le critère policier pour prouver la culpabilité étant les mains sales. Des arrestations ont lieu la journée du 17, en plein centre de la ville, alors que quelques personnes se rassemblent… Un contrôle d’identité peut suffire à vous envoyer au poste. Bien évidemment, les condamnations tombent ici immédiatement : la comparution immédiate, c’est réservé aux pauvres et ça allège le travail de la justice !

Tout est symbolique dans ce drame, la victime d’abord. Fils d’un immigré, né en Algérie, Ryad était parfaitement « intégré » : ancien animateur de maison de quartier, et nouvellement emploi-jeune à la Communauté urbaine de Lille. « Inconnu des services de polices », sa mort prouve que la violence policière peut toucher n’importe qui, du moins dans certains quartiers.

Symbolique aussi le traitement qu’a fait la presse de l’événement « Ryad a été abattu à Lille en tentant de voler une voiture » (sous-titre au premier article de Libération sur sa mort). Que son compagnon d’infortune, qui lui n’a pas été tué, nie la tentative de vol n’a aucune importance ! Que la BAC quadrille le quartier dans l’état d’esprit décrit plus haut a nettement moins d’importance médiatique…

Symbolique, la mise en avant médiatique et politique du recteur de la mosquée de Lille-Sud quand les sauvages s’énervent, le colon blanc cherche le chef ou le sorcier. L’État raciste fait pareil avec ses « sauvageons ».

Symbolique, la réaction des autorités : ce n’est pas Chevènement qu’on a entendu en premier. C’est Martine Aubry, future maire, pour condamner l’acte du policier, mais aussi et surtout pour appuyer la politique sécuritaire. Car Lille-Sud, c’est « son » quartier. La mise en œuvre de la zone franche création d’emplois (un McDonalds qu’elle-même a inauguré), c’est elle.

Pourrons nous jamais dénoncer avec assez de force la politique sécuritaire qui est donnée comme une réponse inévitable à la crise sociale ? Le problème, à Lille-Sud comme ailleurs, ce n’est pas la délinquance ou la violence. Le problème, c’est la misère, visible, palpable et sinistre, de ce quartier. Et tous les efforts municipaux en la matière sont incapables de la résoudre. Ce que la municipalité peut faire au mieux (ou au pire…), c’est déplacer la misère en banlieue, comme elle l’a fait par le passé. Mais la misère ne disparaît pas. Et ce n’est pas un MacDo implanté en zone franche et des îlotiers qui la feront disparaître.

Bertrand Dekoninck. — groupe de la métropole lilloise