Accueil > Archives > 1979 (nº 295 à 338) > .317 (7 juin 1979) > [Comment parvenir à un véritable changement de société ?]

Comment parvenir à un véritable changement de société ?

Le jeudi 7 juin 1979.

C’est une question que se pose, bien entendu, la majorité d’entre nous. Et d’abord il est bien évident que celui-ci ne passe que par une évolution des individus. Malheureusement ici beaucoup d’entre nous ont la sensation de se trouver dans une impasse méthodologique comment parvenir à ce résultat ?

À cette question, aucun des différents partis politiques n’apporte une réponse valable. En effet, si certains définissent clairement le but à atteindre, aucun ne nous donne les moyens pour y parvenir ou lorsqu’ils le font, ces moyens sont en contradiction avec le but et finissent très rapidement par effacer celui-ci et prendre sa place, et on en voit les résultats dans les pays dits « socialistes ».

C’est pourquoi il me semble intéressant de prendre en considération les travaux de quelques personnes qui essaient de sortir de cette impasse et nous proposent une société expérimentale. Parmi eux, un psychologue nommé Skinner. Skinner qui a été si souvent attaqué par des gens qui ne l’ont pas lu ou l’ont fait avec de tels a priori qu’il leur était impossible d’être objectifs. Pour ma part, il me semble qu’il soit l’un des rares à nous proposer des moyens concrets pour parvenir à une véritable société libertaire.

C’est pourquoi je conseille aux camarades intéressés par ce sujet de lire le livre de Marc Richelle B.F. Skinner ou le péril behauariste qui a l’avantage de remettre les choses en place mais également d’être le seul à traduire en français de larges extraits d’une utopie, Walden two écrite en 1945 par Skinner et dont j’aimerais vous donner un petit aperçu.



Pourquoi une utopie ?

Si Skinner, dès 1945, écrit une utopie plutôt qu’un programme d’action politique, c’est parce que, à ses yeux, les voies classiques de la politique vouent à l’échec toute tentative de réforme réelle :
« Vous ne pourrez pas progresser vers la Bonne Vie par l’action politique… Gouvernement signifie pouvoir, pouvoir de forcer à la soumission… Non pas à cause du gouvernement, mais malgré lui. Certaines philosophies de la vie ont rendu des gens heureux… Les gouvernements doivent toujours avoir raison, ils ne peuvent expérimenter parce qu’ils ne peuvent admettre le doute ni la mise en question… »

Le travail

À Walden Two on demande à chacun physiquement en mesure de le faire 3 à 4 heures de travail par jour. La communauté donne en échange tous les biens fournis par son organisation. Comment cela peut-il fonctionner avec un horaire réduit de moitié :

  • la productivité est plus élevée en début de journée de travail, d’autant que l’on sait que l’on n’aura pas à poursuivre l’effort au-delà d’une durée normale.
  • l’homme qui travaille pour lui-même travaille mieux et plus vite (Walden Two ne connaît pas la propriété privée ni l’exploitation du travail d’autrui).
  • à Walden Two pratiquement tout le monde travaille : pas de classe privilégiée, pas de vieillards prématurés, pas d’inaptes professionnels, pas d’ivrognes ni de criminels, beaucoup moins de malades, pas de chômeurs dus à une mauvaise planification.
  • élimination de quantité de tâches sans objet : pas de banque, ni de compagnie de prêt, ni d’agence de publicité, ni de bureau d’assurance puisque la communauté met les membres à l’abri de tous les risques.
  • la condition féminine a été complètement transformée par une rationalisation et une industrialisation du travail domestique.
  • pas de gaspillage car à Walden Two on ne subit pas la pression des campagnes de promotion visant à stimuler une consommation inutile

Le travail y est aussi qualitativement plus léger grâce à deux autres traits de son organisation :

  • une possibilité de choix offerte à chacun.
  • la pratique d’une forme ingénieuse d’horaire flottant.

L’organisation du travail comporte encore une autre règle : quels que soient les intérêts individuels et même la compétence spécialisée, une partie des prestations de chacun doit se faire sous forme de travail physique, cela afin que [ne] se constitue une caste de « cérébraux » décidant de l’organisation du travail des « manuels » sans le connaître de l’intérieur.

Le temps libre

Musique à volonté et recherche scientifique. Le temps libre est une émulation sans compétition. Les moyens techniques accessibles, et surtout la complémentaire rencontre du créateur et de l’admirateur sont des conditions infiniment plus efficaces que les récompenses et les honneurs occasionnels aux rares artistes qui émergent dans notre société « prix et destinations n’atteignent que la surface. Vous ne pouvez encourager les arts avec l’argent seulement. Il y faut une culture… »

Mis à part les jeux, sports et divertissements, une autre forme d’activité s’offre à l’habitant de Walden Two pendant ses heures de loisirs : la re-cherche scientifique.

Que nous propose Walden Two ?

Non pas la répétition d’individus tous identiques les uns aux autres, au destin entièrement prévu comme dans Le meilleur des mondes d’Uxley, mais la diversité, la tolérance de l’individuel, l’ouverture au changement. Walden Two n’est pas l’incarnation d’un régime mais une culture expérimentale où la satisfaction de l’individu est le fondement de l’équilibre social et où la diversification est tenue pour la meilleure garantie de vitalité.

L’éducation sélectionner n’est pas éduquer

On n’impose pas aux enfants l’étude des matières scolaires. On leur enseigne les techniques d’étude et de pensée, pour le reste on leur fournit les occasions et le conseil. Pas de curriculum défini, point de classes ni de formes d’enseignement cloisonnées, mais la possibilité pour chacun de cultiver ses aptitudes et ses intérêts, de rencontrer dans la communauté l’assistance dont il a besoin. Un ensemble d’ateliers, de laboratoires, de salles d’étude, de salles de lecture tient lieu d’école.

L’instruction, comme la formation du caractère, ne comportent jamais le recours à la punition.

À la compétition, la société de Walden Two a préféré la coopération et elle le marque dans ses méthodes d’éducation : « Triompher sur la nature et sur soi-même, oui. Sur les autres, jamais. »

L’émancipation de la femme

  • les fonctions de la famille sont dé-placées au niveau de la communauté.
  • le mariage est maintenu.
  • l’intimité individuelle favorisée.
  • le droit à la résidence individuelle contribue à préserver la fidélité et l’affection.
  • les relations d’amitié et d’affection entre gens du sexe opposé sont largement encouragées (nous sommes en 1945).
  • il est de règle de ne pas jaser sur les affaires personnelles.
  • l’éducation affective vise à réduire les sentiments de jalousie, d’échec irréparable, de blessure d’amour propre.
  • la jalousie n’a de sens que dans un monde compétitif.
  • le mariage, généralement, a lieu beaucoup plus tôt que dans notre société, mais l’éducation amène l’adolescent à la maturité beaucoup plus tôt aussi.
  • les liens affectifs qui marquent habituellement les rapports entre parents et enfants s’élargissent à l’ensemble du groupe, et marquent les échanges enfants-adultes.
  • dans la société actuelle, on amène la femme à croire qu’elle est indispensable. À Walden Two il n’y a aucune raison de sentir que l’on est indispensable à quelqu’un d’autre. Chacun est indispensable en tant que personne dans la mesure où il est aimé comme une personne.

Dans un monde de complète égalité économique, vous recevez et vous gardez l’affection que vous méritez. Les difficultés de cette transformation de la condition féminine n’ont pas échappé au fondateur de la communauté : « Ceux qui ont le plus à gagner sont toujours difficiles à convaincre. C’est vrai de l’ouvrier exploité aussi et pour la même raison. Tous deux ont été tenus à leur place, non par des forces extérieures, mais beaucoup plus subtilement par un système de croyance implanté à l’intérieur de leur peau. »

Qui gouvernera à Walden Two ?

Une politiquer expériemntale, ni démocratie, ni fascisme. À Walden Two pas d’ivrogne, ni délinquant, de désespéré, d’être tirant son bonheur du malheur d’autrui.

Mais d’où vient cette utopique harmonie ? Qui gouverne et comment ? Contrairement à d’autres rêves sociaux, celui-ci ne repose en rien sur les vertus innées de la nature humaine. la vertu, le bonheur, la justice naissent des conditions dans lesquelles l’homme vit. Ces conditions ne peuvent être définies à l’avance et définitivement dans l’absolu d’une idéologie. On ne gouverne pas à Walden Two avec une doctrine politique, mais avec l’esprit expérimental. Wanden Two ne cesse de changer et personne n’y cesse de changer.

À tout problème qui se pose, la solution apportée l’est toujours à l’essai. Cette recherche des conditions optimales visant à l’équilibre du groupe à travers la satisfaction des individus, c’est l’affaire d’une équipe de responsables, auxquels la seule compétence impose cette charge au profit de la communauté. Skinner dénonce avec vigueur l’illusion démocratique de nos régimes actuels, une « fraude pieuse, une mascarade ». L’élection d’un président n’est pas une forme de gouvernement par le peuple, mais un dispositif utile pour rendre le peuple éter-ellement responsable des erreurs des gouvernements. La démocratie n’est qu’un despotisme de la majorité, d’une majorité qui s’érige en élite et résoud les problèmes à sa satisfaction, non à la satisfaction de tous.

Le gouvernement de Walden Two a les vertus de la démocratie sans en avoir les défauts. La démocratie, au sens où nous la vivons en Occident, a démontré ses avantages par rapport à des régimes, des politiques fondés sur la force de l’exploitation. Mais elle a eu son temps, et à la lumière de ce que nous savons des lois qui gouvernent les conduites humaines, nous devons la dépasser.

Les hommes sont bons ou mauvais, sages ou fous selon les environnements dans lesquels ils vivent.

S’agit-il de fascisme ? Ce terme ne s’applique pas à une communauté où quelques hommes font, pour un temps, sans en tirer le moindre avantage personnel, métier de gérer la vie publique à la satisfaction générale, en recourant exclusivement aux renforcements positifs [1]. Fascisme ? parce que tout cela n’est que la conséquence d’un agencement délibéré des rapports sociaux, au lieu de surgir de la liberté.

Mais qu’est-ce donc que la liberté ?

À quelles lois obéissent donc les conduites, les situations, les sentiments auxquels, avec des nuances très diverses selon les moments et les lieux, on a appliqué le mot liberté ? Skinner s’est contenté, dans Walden Two, d’annoncer l’analyse des libertés, il y consacrera, un quart de siècle plus tard, son essai par-delà la liberté et la dignité.

Je n’ai pu faire ici qu’un bref résumé des idées développées par Skinner dans Walden Two. Il est bien évident que depuis 1945 Skinner ainsi que d’autres psychologues ont continué leurs travaux sur ce sujet mais j’espère que ce petit aperçu aura suffisamment intéressé quelques camarades pour qu’ils aient la curiosité de lire, en l’abordant sans idées préconçues, le livre de Richelle et, qui sait, des ouvrages de Skinner.

Certains vont bien sûr se demander quels sont les résultats obtenus lorsqu’on met ces idées en pratique, je leur signale que plusieurs communautés fonctionnent sur ce « modèle »…

Jean-Paul (Valenciennes)


[1Renforcement positif si un évènement suit une réponse de cette réponse augmente, l’évènement est un renforcement positif.