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Interview de Claudette et Pepito Rosell

La grande famille

juillet 1993.

Claudette et Pepito Rosell, vieux militants libertaires parisiens, ont bien connu l’époque des Brel, Brassens, Campion, Ferré… et pour cause : ils étaient aux premières loges, avec Maurice Joyeux et Suzy Chevet, au sein du groupe Louise-Michel, dans cette Fédération anarchiste d’après-guerre où Montmartre était si proche de Saint-Germain-des-Prés.



Le Monde Libertaire : Pepito, Claudette. La disparition de Léo Ferré vous a touchés. N’est-ce pas toute une génération qui disparaît ?

Pepito : Ça nous a effectivement beaucoup touchés. En quelques années, tout un tas de copains sont partis. Brel, Brassens, Ferré… On a l’impression que leurs morts ne se suivent que de peu. Encore dernièrement, Paulo disparaissait lui aussi. Léo Ferré, je l’ai rencontré par Suzy Chevet en 47 ou 48. Suzy s’est toujours occupé des relations du mouvement libertaire avec les artistes. Elle organisait des galas pour le groupe Louise-Michel, auquel nous appartenions, pour la FA, la Libre Pensée, les pacifistes… Elle l’avait rencontré par Léo Campion, qui alors animait des spectacles dans les cabarets et les boîtes. Le premier contact personnel que j’ai eu avec Léo Ferré, ce fut au cabaret la Lune Rousse. Il avait terminé son tour de chant par Monsieur Tout Blanc, une chanson qui déshabille le pape. J’étais enchanté. À partir de là, Léo est rentré dans le concert des artistes qui tournaient autour de la pensée libertaire : Léo Campion, Léo Noël, Les Garçons de la Rue, Simone Bartel, les Frères Jacques. Des têtes d’affiches qui avaient une sympathie très forte pour la pensée et le mouvement libertaire. Deux ans avant, en 46, j’avais déjà connu Brassens, alors permanent au local de la FA, quai de Valmy, et au journal. Brassens a grossi tout ce groupe qui tournait autour du mouvement anarchiste. Au fur et à mesure, une amitié personnelle s’est installée entre Léo Ferré, Georges Brassens, Suzy Chevet, Maurice Joyeux, Maurice Laisant, Louis Lecoin, Claudette, moi, puis plus tard Jacques Brel, René-Louis Laforge… L’artisan de ce regroupement a vraiment été Suzy Chevet. D’autant plus qu’elle avait un poste de haut fonctionnaire au Ministère du Travail, position qui lui a permis de faciliter l’octroi de permis de travail pour beaucoup d’artistes étrangers.

Claudette : C’était la solidarité des artistes. Léo, c’était un révolté. Il a eu des rapports terribles avec les membres du show-biz parce qu’il ne faisait pas de concession. Il avait pour lui le public, contre lui le show-business. Il ne passait pas à la télé, la télé-chiotte comme II disait. Il était réellement engagé. Que ce soit pendant la guerre d’Algérie ou Mai 68.

Peplto : La chanson Salut Beatnik s’attaquait, par exemple, aux maoïstes.

ML : Ferré a eu une attitude différente de Brassens, au plan de l’engagement…

Pepito : Tous deux nous ont beaucoup aidés. Brassens a beaucoup soutenu, même de sa poche, les Espagnols par exemple. Mais Brassens ne savait pas se fâcher avec quelqu’un. Si quelqu’un lui déplaisait, il laissait passer et Pierre Gibraltar, son secrétaire, se payait les pots cassés. Léo, je l’ai vu foutre hors de sa loge à l’Olympia Bruno Coquatrix, en fermant la porte avec un coup de pied. Brassens n’a jamais renié ses idées libertaires. Mais il ne les revendiquait pas. Par contre, Ferré les revendiquait.

Claudette : Léo, c’est ça : écrire en plein Mai 68 Les anarchistes. C’était lors du gala annuel du groupe Louise-Michel, le 10 mai. C’était l’atmosphère des barricades. La manif était passée l’après-midi dans la rue de la Mutualité. Il a sorti cette chanson, dans sa loge, en une demi-heure et l’a chantée pour la première fois au gala. C’est lors de ce gala que Maurice Joyeux a appelé la salle à rejoindre les barri-cades.

Pepito : Léo est toujours resté très proche du mouvement libertaire, de Suzy, et du groupe Louise-Michel, par exemple. Brel et Brassens sont aussi restés très proches du mouvement. Brel, alors qu’il avait déjà fait son concert d’adieu (il était malade), a donné un dernier gala pour les libertaires une semaine plus tard à la Mutualité. Une journaliste qui s’étonnait de ce concert après ses adieux, joué gratuitement qui plus est, s’est vu répondre : « Non seulement je viens gratuitement mais en plus, je paye. Si vous restez un peu après le spectacle vous le verrez ». Et il a fait un chèque de soutien. Il n’y avait pas qu’eux trois. Il y avait toute une série d’artistes : Prévert, très lié à un camarade espagnol, Raymond Bussière, Annette Poivre…

Claudette : Barbara, aussi, qui a commencé à la Bourse du Travail, Fernand Raynaud…

Peplto : Un jour, j’ai vu arriver Bourvil à la librairie de Maurice Joyeux [Le Château des Brouillards, NdIRI, pour y soutenir un ami écrivain lors d’une séance de signature. Quand il a vu que c’était un milieu libertaire, il a avoué qu’il était plus qu’heureux. Visiblement, il connaissait Bakounine, Kropotkine, Reclus. On sentait un certain penchant pour la pensée libertaire. J’ai été très surpris.

Claudette : Bien entendu, il y a toujours une petite graine d’ananar en chacun. Certains le disent et la développent. D’autres non ou changent. Mais pour les artistes, être écouté chez les libertaires, c’était un point d’honneur, gage de qualité. Ils y essayaient de nouveaux textes, de nouvelles chansons…

ML : Léo a dû avoir des problèmes avec son engagement ?

Claudette : Il avait le courage physique de ses opinions. À Strasbourg, il en a pris plein la gueule. Il a été à Lorient pour un concert de soutien pour René Lochu. Léo, c’était la solidarité. C’était un homme entier. Sans concession. Il n’aimait pas les ayatollahs », qu’ils soient catholiques, protestants,communistes, maoïstes, tous les extrémistes. C’était pourtant lui aussi un extrémiste à sa manière.

Peplto : À une époque, avec plusieurs groupes de la FA, on s’est chargé de l’aider lors d’une tournée de galas qu’il fit dans toutes les maisons de la culture. Ça devait être après la guerre d’Algérie. Nous étions obligés parfois de livrer le coup de poing. Il semble que certaines personnes essayaient de le harceler. De droite, de gauche, d’extrême gauche ou d’extrême droite ? Nous n’avons eu aucune preuve. Il y a eu des menaces par téléphone. Léo s’est acheté une maison dans le Lot et a décidé de ne plus chanter en France le temps que ça se tasse. Ça a duré un an et demi. Par contre il donnait quand même des concerts en Suisse, en Italie, en Belgique.

Claudette : Il y a plein de chansons que tu n’entends jamais. Une chose qu’il a bien aimé, ce furent les premières radios libres et clandestines. Lorsque Radio Libertaire s’est créée dans la cave du groupe Louise-Michel, il serait venu en train, en avion pour parler et dire ce qu’il avait à dire. ML : D’ailleurs, il l’a toujours soutenue par la suite, lui offrant plusieurs galas. Auparavant, il a aussi participé à la revue la Rue

Pepito : La Rue, ce sont principalement Suzy et Joyeux qui l’ont animée. Mais Léo y a participé très activement. Non seulement en apportant ses textes, ses chansons, ses poèmes, mais aussi pour la composition. Il adorait l’ambiance des typos. Il s’était d’ailleurs mis à acheter du matériel d’imprimerie.

Claudette : On lui doit avec Joyeux l’idée de la couverture : une rue de pavés. Il considérait un peu le pavé comme son emblème. J’ai d’ailleurs une gravure de lui qui dit « L’important, c’est le pavé ». La Rue s’est arrêtée en 1972. Mais Léo est resté fidèle à la pensée libertaire jusqu’à la fin.

ML : Il était très indépendant ?

Pepito : Il était très individualiste. Mais il nous a apporté un soutien considérable. Les galas représentaient beaucoup pour nous. Il y avait Louis Lecoin, la FA, Louise Michel, les Espagnols : six galas dans l’année à assurer. Brel, Brassens, Ferré ou d’autres se les partageaient. J’ai vu Ferré et Brassens refuser des tournées importantes pour pouvoir assurer un de nos galas. Dans leur contrat avec leur impresario, une clause stipulait qu’ils exigeaient de pouvoir faire cinq ou six galas gratuits chaque année.

Claudette : Léo Ferré, c’était la solidarité dans tout le sens du terme.

Propos recueillis par Bertrand Decononck (gr. Louise-Michel : Paris)