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Pierre Monatte, 1881-1960

un sage qui fut naturellement héroïque
octobre 1960.

Dans le numéro de juillet 1960 de la Révolution prolétarienne, nous avons tenté Maurice Chambelland, Raymond Guilloré et moi d’éclairer la personnalité de Pierre Monatte, mort le 27 juin 1960, dans sa soixante-dix-neuvième année. Sa biographie parait facile à écrire. On la résumerait en trois mots : continuité, constance, fidélité. Ce fils d’artisans de la Haute-Loire : un forgeron et une dentellière, de souche paysanne, demeure l’illustration la plus parfaite de cette haute morale du refus de parvenir, définie par Albert Thierry qui fut son collaborateur à La Vie ouvrière, avant de tomber au front en 1915.



Bachelier, maitre d’internat, déjà suspect pour ses lectures insolites et ses fréquentations dangereuses, il vient à Paris, et en 1902 il entre comme correcteur dans un atelier d’imprimerie et adhère immédiatement à la Fédération du Livre. Jusqu’à sa retraite en 1952, il resta dans son atelier ; jusqu’à sa mort il ajouta chaque année une carte syndicale à la collection ouverte à l’âge de dix-neuf ans.

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Bien sur, le vieux forgeron auvergnat avait pu croire que son fils Pierre était victime de ses mauvaises lectures et fréquentations (aucun homme, à ma connaissance, ne profitait mieux que Pierre de ce qu’il lisait et de ce qu’il entendait, aucun esprit n’était plus réceptif que le sien). Mais, par-delà une masse de connaissances acquises, soigneusement enregistrées, assemblées et classées, Pierre gardait le sens ouvrier et paysan, une instruction qui le rendait aussi sensible aux réactions des forgerons de village qu’à celles des foules ouvrières parisiennes.

Nous avons rencontré des révolutionnaires sincères, cherchant les aventures par vocation innée et s’engageant dans toute bataille insurrectionnelle comme dans une performance sportive. Pierre Monatte était aussi peu aventurier et sportif que possible. Son courage physique et moral semblait si naturel et normal qu’on ne lui a jamais laissé de place sur le palmarès des actions d’éclat. C’est l’occasion qui fait le héros, dit-on quelquefois. C’est-à-dire que la circonstance extraordinaire révèle des qualités exceptionnelles et insoupçonnées. Avec Pierre Monatte, rien de pouvait paraitre extraordinaire ou exceptionnel. Selon le témoignage de Romain Rolland, « Il était de ceux, très rares, qui agissent comme ils parlent, qui parlent comme ils pensent. » L’occasion d’un jour, dans son cas, n’a jamais « fait » le héros. Il pensait, parlait, agissait ce jour-là comme la veille et cela suffisait pour qu’il soit presque seul. Ici, c’est le héros de tous les jours… qui a « fait » l’occasion de se singulariser.

Car, il y eut tout de même quelques coupures dans cette continuité. Collaborateur de Pages libres et des Temps nouveaux, il avait participé au congrès de la CGT de Bourges (1904) qui décida l’historique 1er Mai 1906 et au non moins historique congrès d’Amiens (1906) qui vota la Charte du syndicalisme, à laquelle nous demeurons fidèles. Il était l’un des derniers survivants du syndicalisme de 1906.

Impliqué dans le fameux complot… anarcho-bonapartiste (? !) imaginé par Clémenceau, emprisonné une première fois, il s’exila en Suisse pour échapper à de nouvelles poursuites et y rencontra celui qu’il influença profondément, le médecin de Zurich : Fritz Brupbacher, déjà hérétique dans la social-démocratie, plus tard hérétique dans le communisme, qui a consacré à Monatte une de ses premières productions et à Jules Vallès, une de ces dernières.

La deuxième coupure se produisit en 1914. Monatte fut le premier à prendre position contre la politique d’Union Sacrée à laquelle s’était soumise la direction de la CGT. Sa lettre de démission du comité fédéral (décembre 1914) reste pour nous un véritable monument historique.

Porte-parole de la minorité aux congrès de la CGT, il avait salué la Révolution russe d’octobre dans laquelle il voyait le prolongement de la Conférence internationale de Zimmerwald tenue en 1915. La troisième coupure se produisit en 1920 lorsqu’il fut impliqué dans le grand complot monté par le gouvernement du bloc national à la suite des grèves généralisées de cette anné-là. Il sortit de prison, acquitté avec tous ses « complices » un an plus tard. Il devait alors diriger la page sociale de L’Humanité, au lendemain de la scission confédérale consommée en 1922. Il quitta cette maison, où il ne se sentait guère à son aise, une première fois, lorsque les politiciens à la Frossard tentèrent de dresser le nouveau parti contre la Révolution russe. Il la quitta définitivement en 1924, lorsque L’Humanité, le Parti, la CGTU, eurent été colonisés par les agents de Staline.

Et pendant trente-cinq ans sa vie a repris son cours normal. C’est-à-dire qu’il ne sortait de l’atelier que pour consacrer au mouvement ouvrier son intuition presque géniale, sa vigilance et sa rigoureuse probité. Il fut l’inspirateur et le guide de tous ceux qui acceptèrent de « remonter le courant »… avec plus ou moins de tenacité, jamais autant de constance et de confiance que lui.

Le terme de survivant du syndicalisme de 1906 le définit mal. Il ne fut jamais l’homme du mouvement, fidèle sans doute aux formules qui avaient assuré depuis Amiens l’unité du syndicalisme ouvrier par l’indépendance totale et l’espoir révolutionnaire. En 1914, avant la guerre, il proclamait que l’action par soi-même « la libération des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes, réclamait l’énergie, la tenacité, la foi de la classe ouvrière en ses destinées ». Tout cela était ruiné par l’idée d’une révolution politique qui « tomberait soudain sur la société comme un voleur dans la nuit […]. »

J’ai déjà signalé que la doctrine de Pierre Monatte se résumait parfaitement dans les titres des deux revues qu’il a fondées : La Vie ouvrière (de 1909 à 1914), La Révolution prolétarienne (depuis 1925).

La Vie ouvrière, car c’est elle qui porte l’espoir révolutionnaire. La Révolution prolétarienne, car la révolution doit être faite par et pour les prolétaires. Il n’a jamais été question pour lui de soumettre la vie politique à l’idéologie révolutionnaire - ni de détacher de la classe ouvrière une fraction que l’on qualifiera de prolétariat révolutionnaire, afin qu’elle se laisse plus facilement encadrer par les professionnels de la révolution…

Pendant l’entre-deux-guerres, pendant la guerre, depuis la Libération, les campagnes que nous avons menées sous son inspiration morale s’inspirèrent de ce double esprit.

Il y eut sans doute l’opposition irréductible au stalinisme… usurpateur, puis « liquidateur » des conquêtes et des hommes d’octobre 1917, enfin impérialisme monstrueux, sanguinaire et réactionnaire. La lutte pour l’unité syndicale, l’unité ouvrière, l’unité pour l’unité, car il faut « refaire » une classe ouvrière, Monatte fut l’un des premiers à soutenir le mouvement pour l’unité d’un syndicalisme démocratique, lancé par Lapeyre, Forestier et Pastre.

La lutte contre le colonialisme. Le Révolution prolétarienne peut s’honorer d’avoir été la première à tirer de l’ombre les noms de Nehru, du Vietnam, de Messali-Hadj… alors que la proscription frappait les pionniers de la libération des peuples colonisés.

La lutte contre la rationalisation qui avilit l’homme dans l’ouvrier, comme le stalinisme avilit l’homme dans le militant.

Tandis que sous la froide coupole du Colombarium nous attendions dans un silence oppressant que se consumât le corps de notre vieux guide, je regardais autour de moi les visages présents. Il y avait là des hommes et des femmes à qui Monatte n’avait pas toujours ménagé les critiques et les brutales objurgations. Il y avait aussi nombre d’amis libertaires.

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Quoi que l’on ait pu écrire, quoi que l’on ait pu penser au cours des soubresauts de notre mouvement, Monatte n’a jamais renié ses origines anarchistes. C’est au congrès d’Amsterdam en 1907, à vingt-cinq ans, que s’opposant au grand Malatesta, il avait défini magistralement le syndicalisme révolutionnaire comme la seule voie ouverte à ceux qui veulent créer les institutions ouvrières au sein de la société bourgeoise , afin de remplacer et d’abattre l’État centralisateur.

Mais c’est encore plus par la noblesse de son humanité et de sa morale qu’il a témoigné de la présence d’« intrus » dans un monde soumis à l’oppression et à l’exploitation - d’hommes comme lui, qui « n’ont jamais voulu être des chefs », et qui par la dignité de leur vie ouvrière, justifient nos espoirs dans une fin digne d’une société d’hommes libres.

On a comparé Monatte à Jules Vallès. Par ses origines, sa formation, son style, il mérite un tel rapprochement.

Mais, c’est surtout de Fernand Pelloutier qu’il se réclamait - de l’homme qui voulut d’abord être un organisateur et aussi et surtout un amant passionné de la culture de soi-même.

Alors que tant de « grands hommes » ou vrais ou faux ne cessent de dire… « Faites-moi confiance ! »… Pierre Monatte n’a cessé de nous répéter : il faut que les ouvriers reprennent confiance en eux-mêmes !… Chaque fois que nous lui disions « tu devrais prendre cela en mains », il nous répondait avec humour : « Si vous vous preniez un peu par la main ! »

Et c’est en cela que ce vieil ouvrier, ce militant « sans galons » ce grand bonhomme qui, pour rester « quelqu’un » n’a jamais voulu être quelque chose, fut pour notre génération, pendant quarante ans, le plus efficace des éducateurs.

Roger Hagnauer