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Précaires, chômeurs, sans-logis…

Rude hiver pour les nouveaux pauvres

Le jeudi 14 janvier 1993.

« Une entrée d’immeuble. c’est le mieux pour dormir »
Régine (45 ans) in Libération du lundi 4 lanvier 1993



Annonce légale
PRÉFECTURE DE PARIS
DIRECTION DE L’URBANISME ET DES ACTIONS DE L’ÉTAT

AVIS D’ENQUÊTE PUBLIQUE

En exécution d’un arrêté de Monsieur le Préfet de la Région d’Ile-de-France, Préfet de Pans, vont être ouvertes a la MAIRIE du 12e arrondisse-ment de Pans, du 18 janvier 1993 au 18 février 1993 inclus, les enquêtes préalables à la déclaration d’utilité parcellaire portant sur :
— le projet de construction par le Ministère de l’Intérieur et la Société Nationale Immobilière de logements sociaux destinés aux fonctionnaires de police, sis à Paris 12e arrondissement, 16 rue du Gabon et 109 avenue de Saint-Mandé […I
Libération du 24 décembre 1992

Il aura donc fallu une vague de froid e au moins huit morts pour que les sans-logis lassent la « une • des journaux, pour que les « témoignages vécu »s emplissent leurs colonnes, pour que quelques-uns parmi ces centaines de « creve-le-froid] sortent de leur anonymat le temps dune photo en page intérieure ou d’une interview de 15 secondes au Journal de 20 h. Monstrueuse dégénérescence que celle de cette société où les logements surabondants restent aux mains dé l’État, de sociétés financières et immobilières ou de particuliers pendant que d’autres crèvent du froid. Eh ! C’est qu’il y a la sacro-sainte propriété privée, garantie par la Déclaration des droits de l’homme, par l’État, ses lois et sa police. Hypocrisie générale, alors que la charité chrétienne déborde de partout pour déplorer la fatalité météorologique et rechercher quelques solutions réalistes, quelques plans d’urgence. Comme si c’était nouveau. « On parlait il y a ces dernières semaines de crise de l’immobilier […]. En oubliant que l’effondrement est d’abord celui du logement social et de la capacité d’une société à loger quelques millions de ses plus défavorisés » [1]. Merci de vous en être rendu compte, camarades plumitifs Un peu tard, seulement.

Alors, comme d’habitude, toute la batterie des associations caritatives, de l’Armée du Salut jusqu’aux Restos Du Cœur, s’est mobilisée pour faire face au désastre et porter secours à ces « défavorisés » [2] : un repas chaud, un lit entassé parmi tant d’autres dans des dortoirs ou une station de métro. Notre illustrissime ministre de la Ville, récemment blanchi à coups de millions, Bernard Tapie, s’est longuement trituré la cervelle pour trouver une solution. Sa géniale caboche, dans un éclair sublime d’intelligence, lui suggéré de faire appel aux associations sportives. Bientôt, peut-être, la reconstruction du Vel’ d’Hiv’ ? Son secrétaire d’État, non moins digne de nos éloges, chercha quant à lui âprement le moyen de prévenir les pauvres de toutes les possibilités de petit confort douillet qui les attendaient… Il décida d’ouvrir une ligne téléphonique gratuite dont il fit grande publicité sur toutes les chaînes de télé. Sans-logis mais téléspectateurs. c’est bien connu !

Certes, l’élan de charité était indispensable et même admirable. Les gens baissaient un peu la tête dans le métro quand ils croisaient, par malheur, un de ces « exclus ». Certains, un peu plus que d’habitude, y allaient même de leur petite pièce. Élan de courte durée. Le glacis enfui des trottoirs, la compassion fondit d’elle-même pour ne plus s’offusquer que des mauvaises odeurs de la pauvreté.

Jusqu’à maintenant, les Restos du Cœur étaient tout de même ouverts à tout le monde. Face à la vague déferlante (trois millions de chômeurs recensés, ça se paie), ceux-ci ont décidé de demander des preuves de pauvreté : carte de fin de droit ou autre ! Au moment de la création des Restos du Cœur. le Professeur Choron portait un jugement sans appel : « Coluche ! Qui a tété à la mamelle Hara-Kiri  ! Coluche crée les Restos du Cœur ! Coluche est devenu chrétien. Et comment voulez-vous qu’on avance tant qu’il y a des chrétiens ! ». On voit le résultat : les Restos du Cœur, béquilles de l’État, subventionnés par des surplus européens et industriels, abreuvés par des artistes en mal de bonne conscience, les Restos du Cœur se sont bureaucratisés au point de demander une carte de pauvre pour bénéficier d’un repas coupe-faim en même temps que coupe-révolte… Digne logique « libérale avancée » : les profits pour les exploiteurs, les pertes pour tout un chacun et le budget de l’État (donc payées par les impôts…) et quand ça ne suffit plus (et ça ne suffit jamais) derniers secours de la part des caritatifs.

Les médias, bien involontairement, nous ont renvoyé une image réelle de notre société moderne et RMlsée. Celle de la société du XIXe siècle. Même fracture entre exploiteurs et exploités, entre barons et gueux. Au fond, mis à part les classes moyennes plus nombreuses, a-t-elle tant changé, la société ? Toujours les mêmes barrières que toutes les charités du monde ne pourront pas détruire : barrières de classe autour d’un lumpenproletariat qui représente de 400 000 à un million de personnes.

Et quels remèdes nous propose-t-on ? On nous parle de politique de logement social, de défense des droits du locataire. Novlangue, double langage ! Il paraîtrait qu’un proprio ne peut plus désormais expulser son locataire s’il ne lui procure pas un plan de relogement. Vu la situation actuelle, voilà qui risque bien vite de se transformer en une banale indemnité d’expulsion. On nous parle de défense du locataire. Mais nous parle-t-on du nouveau code de procédure pénale ? Car il faut les lire, ces tables de la loi qui fondent notre État de droit (droit du propriétaire). Renforcement des pouvoirs des huissiers, mesures de recouvrements de dettes, renforce-ment de mesures de rétorsion en cas de non paiement de loyer, voilà ce qu’il propose. Savez-vous qu’une voiture n’est plus considérée comme un bien immobilier et se trouve donc susceptible de saisie comme un simple meuble en cas de dettes ? Savez-vous que dorénavant, si vous habitez dans un lieu qui ne vous appartient pas sans payer de loyer à son proprio, en un mot si vous êtes squatter, vous êtes maintenant expulsable en toute saison et passible de 300 000 F d’amende et un an de prison ferme ? Le droit au logement se trouve pourtant également être un droit de l’homme. Négligeable, apparemment, face au droit du propriétaire et du capital. Criminel donc !

Quant à la politique de logements sociaux, citons simplement le ministre du Logement, M.-N. Lienemann : « Les Pops [3] avaient pour vocation de résoudre l’accueil des plus
démunis, ils ont été lus par les maires comme un outil qui leur permettait de dire : attention, pas de dérapage vers les ghettos. De toute façon, très peu de Pops ont été signés, peut-être une vingtaine dans toute la France
 » [4].

Qu’on ne parle plus d’« exclus » ! Exclus de quoi ? D’une société sensée apporter le bonheur à tous ? Exclus… inclus dans un système d’exploitation planifiée, plutôt ! Le froid, les drames de ces derniers jours n’ont fait que mettre en évidence cette classe des gueux ! Malheureusement, il n’existe pas de météo de la misère pour la rappeler à toutes les consciences toute l’année et non chaque hiver.

Assez de charité répandue par l’État ! De la solidarité, oui. De classe surtout. Qu’on s’attaque aux proprios, aux huissiers, aux banquiers ! Ce serait bien à nous, anarchistes, d’organiser des Restos de la Colère, installés non pas dans des hangars mais squattant des immeubles, des ministères, des préfectures, des agences bancaires, des études d’huissiers ! Il faudrait reprendre possession en masse de ce qui appartient à tous : un toit pour vivre. Organiser des déménagements à la cloche de bois quand vient l’huissier, saboter les ventes aux enchères. Que les gueux se révoltent enfin !

Signe d’espoir ? L’autre jour, en passant à la station de métro Gare-du-Nord, j’ai vu ce bref appel inscrit au marqueur sur un panneau publicitaire : « Non aux foyers bidons ! Des logements décents ! Manif le 15 janvier ! » signé par une « Liaison du Métro de Paris ». Je n’ose y croire.

Bertrand Dekoninck


[1Libération du 6 janvier 1993.

[2Littéralement : « Ceux qui ont perdus des faveurs ». De qui ? De l’État ? De leur maître ?

[3Plan d’Occupation du Patrimoine Social, établi par la loi Besson de 1990.

[4Libération du 24 décembre 1992.