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Émile Masson et la question bretonne

Le jeudi 12 février 1987.

Émile Masson est certainement l’une des figures les plus méconnues du mouvement libertaire du début du siècle. Né à Brest en 1869, décédé le 9 février 1923, professeur d’anglais dans le Morbihan, il se consacra essentiellement à la cause de la Bretagne.

Sa vie, son œuvre

Son séjour le plus long à Paris se situe en 1896 où, étudiant en philosophie, il se mêle aux milieux socialistes, antimilitaristes et anarchistes. À part quelques écrits, Masson ne semble pas avoir milité en milieu paysan avant 1908. Cette année-là, il publie trois contes « anarcho-bretons ». En octobre 1911, après une longue maladie, il signe le manifeste du Parti nationaliste breton (PNB) qui vient de se créer [1]. Membre du comité de rédaction du journal de celui-ci, sous le nom d’Ewan Guesnou [2], il n’y écrivit pourtant aucun article.

En avril 1912, il commence la traduction en breton [3] du texte d’Élisée Reclus A mon frère le paysan. La brochure parut en Vannetais et en Léonais en septembre de la même année. Il fournit également des articles au journal de l’Union des syndicats de Lorient, Le Prolétaire breton, et entra en relation avec un syndicaliste de l’Arsenal (François Le Levé), animateur d’un groupe des « Temps nouveaux ». Ils lancèrent ensemble, aidés par P. Monatte et A. Rosmer, une revue mensuelle qui parut jusqu’à la déclaration de la Première Guerre mondiale.

En janvier 1913, E. Masson créa sa propre revue, Brug (« bruyère »), en breton et en français, axée vers les masses rurales et qui parut jusqu’en juillet 1914. Bien que souffrant des contradictions idéologiques de l’auteur, Brug détient une place originale au sein de la pensée bretonne de l’époque qui développe pour l’essentiel le thème d’une Bretagne idéale, expression d’une partie de la bourgeoisie locale. Son engagement sur le manifeste du PNB ne l’empêche nullement de signer en juin 1913 l’Appel de la pensée bretonne qui est en totale opposition avec les principes du PNB. De tels actes dénotent non seulement l’insatisfaction de Masson vis-à-vis des organisations bretonnes, mais également son manque de clarté politique. Il participe également aux activités de la Fédération régionaliste de Bretagne [4].

Antée, sous-titré « Les Bretons et le socialisme », le manuscrit le plus connu d’Émile Masson est paru entre janvier et septembre 1912 en une série d’articles dans le Rappel du Morbihan, organe de la Fédération morbihannaise de la SFIO. Il est considéré comme le premier texte qui tente d’éclairer la question bretonne sous l’angle du socialisme. Pour l’auteur, « si nous voulons vaincre en Bretagne, Bretons socialistes, parlons à nos frères rustiques leur langue ».

Ses idées

Son individualisme prend corps à Paris durant une partie de ses études philosophiques. Les figures de proue de Masson sont Tolstoï, Nietzche, Goethe… Le texte Antée et les lettres écrites à Jean Grave [5] reflètent le
plus clairement ses idées. Ce qui le porta à écrire : « Toujours tout pour l’individu, il n’y a que lui qui soit et rien n’est sans lui. » Résolument anticlérical, il dénonce tout autant l’éducation laïque qu’il qualifiait de « trucage des consciences » ou de « bourrage de crânes ». Son refus du capitalisme va de pair avec sa critique du mouvement socialiste qui prônait la disparition des langues dites minoritaires et l’avènement d’une langue mondiale unique.

Pour E. Masson, les sources de l’oppression seraient principalement dues à la conscience des individus et à leur mentalité. C’est pourquoi leur libération passe obligatoirement par la réappropriation de leur identité. Une telle démarche intellectuelle explique son action en faveur de la langue bretonne. Sa vision de la révolution est inséparable de celle de l’individu : « La révolution ne se fera que par l’individu, non par les foules ; elle se fera quotidiennement, par chacun de soi. » Refusant la violence, ne reconnaissant pas la lutte des classes, prônant une rupture individuelle, sa réflexion n’a guère de répercussion sur le monde qui l’entoure.

Jusqu’à la déclaration de guerre, il tente de surmonter ses propres contradictions, de définir sa position face au problème breton. Celle-ci brise ses réflexions et son action. En 1918, il sombre de nouveau dans son univers, écrit L’Utopie des îles britanniques dans le Pacifique en 1980 (publié en 1921). Ses études et son attachement à la philosophie eurent, sans aucun doute, un poids décisif sur l’évolution de ses idées, ce qui explique également ses difficultés à les appliquer sur le plan social et économique. C’est certainement à propos de la défense de la culture bretonne, que Émile Masson a contribué à enrichir le mouvement révolutionnaire. Il fut en effet l’un des rares militants à avoir perçu l’intérêt de la préservation des particularités locales.

Jean-Claude (Gr. Pierre-Kropotkine : Argenteuil)


[1Entre 1898 et 1914, le mouvement politique breton se libère de l’influence cléricale. L’Union régionaliste bretonne, créée en 1898, restait encore profondément liée au clergé et au monarchisme. En 1911, une crise la réduit à un vague rassemblement d’adorateurs d’une Bretagne éternelle. Issue de cette scission, le PNB (d’origine petite bourgeoise) disparaîtra en 1914.

[2Masson avait plusieurs pseudonymes : Ewan Guesnou, Iann Prigent, Rer Houarn.

[3L’étouffement de la langue bretonne débuta dès la Révolution de 1789. La diffusion de la langue française s’amplifia avec le développement des rapports marchands et la prolétarisation des villes et des campagnes. Bien qu’aucune loi n’ait jamais fixé l’attitude des pouvoirs publics à l’égard du breton, celui-ci est chassé de tous les lieux publics et fut l’objet d’une répression systématique dans les écoles privées et publiques.

[4Scission de l’Union régionale bretonne.

[5Il ne semble pas que Émile Masson et Jean Grave se soient connus directement. Leur correspondance s’échelonne entre 1900 et 1912.