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8 mars et anarcho-féminisme

Les femmes contre tous les pouvoirs

Le jeudi 5 mars 1992.

Le dimanche 8 mars sera la journée internationale des femmes.
C’est l’occasion pour évoquer l’apport des militantes anarcho-féministes dans la lutte contre le patriarcat et ce qui est, selon elles, son prolongement le capitalisme.



Le mouvement féministe ne se définit pas, loin de là, simplement comme la demande de droits égaux pour les femmes, la lutte contre les discriminations sexistes ou la défense de la liberté de conception, ni même la demande du droit de vote. Il s’attaque à un des fondements de l’ordre social : le patriarcat. Et les militantes féministes, notamment les anarchistes, nous l’ont appris, ce dernier constitue la matrice d’où sont issues la plupart des oppressions. C’est pourquoi le statut de la femme est si important au maintien de l’ordre. Ce rapport du patriarcat aux autres pouvoirs est exploité allègrement par les fascistes de tous ordres, comme dans ce texte extrait du Nazional Sozialistische Frauen Buch, signé Adolf Hitler : « L’univers de la femme, c’est son mari, sa famille, ses enfants et son foyer. […] Nous ne trouvons pas bien que la femme s’introduise dans l’univers de l’homme. Ou plutôt, nous jugeons naturel que les deux univers restent séparés. […] L’homme soutient la Nation et la femme soutient la Famille. L’égalité des droits pour les femmes consiste dans le fait qu’à l’intérieur de la sphère délimitée pour elle par la nature, elle jouit de l’estime qui lui est due. […] Chez l’homme, c’est la raison qui domine. Il cherche, il analyse et souvent, il ouvre de nouveaux espaces incommensurables. Mais tout ce qu’il aborde est susceptible de changer. »

Il est ainsi « dans la nature » de la femme qu’elle se cantonne à la famille et ne soit citoyenne qu’à ce titre, comme il est « dans la nature » de l’esclave qu’il soit esclave et obéisse au maître, « dans la nature » du pauvre qu’il soit pauvre et exploité par le riche ou « dans la nature » du colonisé qu’il soit écrasé par le colon. La féminité, au sens où l’entend le patriarcat, s’exprime essentiellement dans la maternité où se trouve l’argument « naturaliste » décisif. Cependant, « la maternité n’est pas la fonction des femmes. La fonction maternelle est la fonction des hommes opprimant les femmes » [1]. En développant cette critique de la volonté de naturaliser l’ordre établi qui transparaît dans le patriarcat, le mouvement des femmes débusque l’oppression là où une analyse marxiste classique n’aurait dégagé qu’avec peine l’expression de l’exploitation économique dont découleraient les inégalités entre
hommes et femmes. Or le mouvement est bien inverse : l’exploitation économique est la conséquence de la volonté d’oppression d’une classe (sexuelle et/ou sociale) sur une autre.

C’est ainsi que l’on retrouvera les femmes dans la plupart des luttes de libération des deux derniers siècles : luttes contre l’Ancien régime, contre l’esclavage, interventions dans le mouvement social et révolutionnaire, lutte contre le colonialisme, lutte antimilitariste et pacifiste, antifasciste…

Cependant, la critique féministe du pou-voir va plus loin, par certains aspects, que n’auraient pu la pousser les théoriciens de l’anarchisme. On pourrait revenir sur la misogynie légendaire d’un Proudhon ou sur l’étrange comportement familial de cet ardent défenseur de l’Individu libre que fut Max Stirner. Plus sérieusement, il nous faut constater que l’anarchisme, dans ses grandes lignes, souffre de deux défauts majeurs quant à la critique du patriarcat.

Le premier, c’est qu’à aucun moment, dans les écrits théoriques, les articles ou les tracts de propagande, l’individu n’apparaît comme sexué. Le terrain sur lequel porte la critique féministe n’est donc même pas abordé. L’objet de notre réflexion reste l’Homme, l’unique ou le prolétaire, idéalisé et asexué. Et parfois, l’Homme en vient même à se confondre avec l’homme. Toute une partie de l’individu, de sa personnalité et de ses aspirations passent ainsi à la trappe. La problématique pouvoir/patriarcat n’apparaît même pas. Et pourtant, pourrait-on concevoir une société libertaire, dépourvue en théorie de l’État et des rapports de pouvoir, mais patriarcale ? Gare !

Outre ce premier obstacle, somme toute théorique, et l’existence même du féminisme qui suffit pour le franchir, il en reste un second de taille. Le féminisme, et peut-être son apport majeur tant théorique que pratique, a ouvert en s’attaquant au patriarcat la « sphère naturelle » de la femme au politique : le privé est politique. Quel autre mouvement aurait pu le découvrir ? Sans doute pas l’anarchisme (théorique du moins) qui limitait sa réflexion à la refonte de la société et de la chose publique, aux champs économique, social et philosophique [2]. Encore moins le marxisme pour lequel c’est à peine si l’individu, sexué ou non, existe. Le politique ne se limite pas aux domaines sociaux, économiques et culturels. Les rapports de domination se répercutent dans les relations d’ordre privé. (L’idée même d’une sphère d’intimité coupée du monde extérieure est même purement bourgeoise. « Chacun chez soi ! »). Prendre conscience que la vie de tous les jours est politique et sa remise en cause subversive, tout cela pousse à une exigence d’adéquation entre la « vie privée » et l’action politique. Il n’est pourtant pas rare de découvrir des gens qui, s’ils ont une action politique conséquente, adoptent une fois rentrés dans leurs pénates des comportements bien peu libertaires. Cela peut se traduire par des rapports ambigus à l’argent, à la propriété, à la consommation, à l’amour, au sexe… Des réflexions qui pourraient nous mener loin parfois. Ainsi, dresser une plateforme anarcho-féministe, à l’heure du regain de vitalité des mouvements de femmes peut devenir une nécessité, tant pour les femmes que pour les hommes.

Bertrand (groupe Humeurs Noires - Lille)


[1Ti-Grace Atkinson, Odyssée d’une amazone.

[2Il se peut que les anarchistes s’intéressent directement au privé : éducation, végétarisme, vie communautaire… Mais l’optique est sensiblement différent de celle adoptée par le féminisme.