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L’opéra du pauvre

Poètes, vos papiers !

juillet 1993.

« Tous les grands courants qui ont forgé, forgent et forgeront l’histoire de l’humanité ont eu, ont et auront leurs chansons par lesquelles ils s’affirment. Pas une lutte qui n’ait ses cantiques ! Pas une patrie qui n’ait son hymne » C’est par ces paroles très fortes que Sébastien Faure, figure représentative s’il en faut du mouvement anarchiste français et lui-même auteur à l’occasion, présentait aux éditions de la Muse rouge, dans les années 20, un recueil de chansons inédites de son vieil ami Charles d’Avray.

La chanson apparaît à ce point de vue bel et bien comme une arme, un autre des moyens dont disposaient les compagnons pour briser le vieux monde. Nombreux ont été d’ailleurs les compositeurs et interprètes qui, depuis le milieu du XIXe siècle, ont contribué par leurs cris de révolte ou d’amour à faire prendre conscience aux exploités de leur situation. Impossible de citer ici ne fusse qu’une partie seulement de cette production foisonnante qui affirmait haut et fort sa volonté d’être tout à la fois sociale et révolutionnaire.

Et pourtant, les rapports entre le monde de la chanson et le mouvement ouvrier en général, et socialiste en particulier, n’ont pas toujours été idylliques, et pour cause !

Dès l’époque du Second Empire —et plus encore sous la Troisième République — les tendances à la professionnalisation et les logiques commerciales qui commencent à s’affirmer dans le monde de la chanson, transformeront progressivement le statut du chanteur, au point de modifier profondément en quelques décennies les liens très étroits qui unissaient jusque-là les compositeurs-interprètes à leur public. Réalisée souvent par des simples ouvriers taquinant les muses, la plupart de la production chansonnière, celle qui s’épanouissait dans les goguettes populaires des faubourgs, ne comportait aucune division particulière des rôles. Public et chanteurs étaient souvent les mêmes et ils n’en tiraient aucun profit particulier sinon — quand les auteurs étaient des militants — celui de contribuer à leur manière à saper les fondements de la société bourgeoise.

Un moyen comme un autre de gagner sa vie

Avec le développement du music-hall et des cafés-concerts, tout va changer. Chanter devient un moyen comme un autre pour gagner sa vie, un métier pouvant permettre à l’occasion de s’enrichir rapidement. Certes, la qualité souvent va y gagner et toute une partie de la production sociale, restée jusqu’alors
quasi-confidentielle, va connaître parfois des succès populaires incontestables. Comment ne pas mentionner ici le cas de Montéhus et ses compositions qui connurent un engouement incontestable auprès d’un vaste public à la veille de la Première Guerre mondiale ; public bien plus large — il faut le reconnaître — que celui qui fréquentait habituellement les réunions de la CGT ou des groupes libertaires. Quoi que l’on puisse penser du caractère antimilitariste véritable des chansons de Montéhus, compte tenu de ses revirements ultérieurs, leur impact est réel et elles contribuèrent à leur manière à façonner les esprits de l’époque. Montéhus cependant reste avant toute chose — contrairement aux auteurs socialistes des générations précédentes tel Dupont, Pottier, Clément et même dans une certaine manière Jules Jouy — d’abord un professionnel de la rime, qui chante avant tout pour plaire au public qui a accepté de payer sa place pour l’écouter et qui aime qu’on le flatte. Tout comme pour Aristide Bruant qui l’avait précédé sur cette voie, avec Montéhus la « chanson engagée » devient un « genre » comme un autre où, souvent, les grandes envolées lyriques sur la misère des travailleurs cachent la faiblesse des convictions des interprètes. Production superficielle, la chanson engagée pourra aussi à l’occasion verser dans la démagogie
ou bien faire bon ménage au sein du répertoire du même auteur avec d’autres « genres » des plus opposés. La versatilité et la fragilité des engagements de nombre de chansonniers a d’ailleurs été telle qu’il est inutile de revenir là-dessus.

Dépasser la chanson à « thème »

Comment croire alors à la sincérité de l’artiste qui chante la révolution devant un public venu applaudir sa mise en scène et son interprétation ? Comment reconnaître, sur le moment, la « pureté » des intentions de Charles D’Avray — le barde anarchiste — de la « félonie » de Montéhus ? Difficile en effet quand l’un ou l’autre utilisent les mèmes mots et parfois les mêmes refrains peur dire la même chose.

Mais ne soyons pas toutefois pessimistes outre mesure car les exemples de fidélité ne manquent pas, à commencer par ces poètes-militants, obscurs ou mal connus, qui ont accepté de vivre en marge du système de production marchand de la chanson, refusant de devenir des professionnels et continuant jusqu’à leur mort à gagner leur vie par leur travail. Ces véritables écrivains prolétariens, parfois eux-mêmes interprètes dans des soirées familiales ou devant un public
d’amis, nous les aimons tous car ils ont su rester eux-mêmes au milieu de multiples difficultés. De Pottier, l’auteur de L’Internationale, à Clément, en passant par Eugène Bizeau et les compagnons de la Muse rouge, tous ont su témoigner d’un engagement sans faille à leur idéal de société égalitaire.

Il y a pourtant un piège auquel nombre de chansonniers ayant choisi l’engagement social dans les rangs du mouvement ouvrier n’ont pas su toujours échapper ; piège beaucoup plus difficile à éviter, il est vrai, puisqu’il se situe au cœur de leur choix artistique : celui du discours militant prenant parfois le pas sur la création artistique elle-même. Comment, en effet, réussir à mettre délibérément au service d’une cause sa plume ou sa voix sans sacrifier — ne fusse qu’en partie seulement — cette liberté de choix qui est propre à l’artiste ? Nous ne parlons pas exclusivement, bien évidemment, de ces « compagnons de route » ayant accepté délibérément à un moment ou à un autre de leur vie de devenir les larbins d’une cause ou d’un parti que leur aveuglement imbécile rendait attrayant. Les poubelles de l’histoire les ont accueillis depuis longtemps.

Hélas, combien de braves « camarades » n’ont pas su aller à leur tour au-delà de la chanson à « thème », confondant engagement social et révolutionnaire avec vers de mirliton. Mais que penser de tous ces adeptes d’une conception étriquée de l’art social ou utilitaire qui, au fil des années, ont pu devenir à leur tour les « conservateurs » d’un genre de chanson, « anar » sans doute par son discours, mais incroyablement figé en des formes obsolètes de la création artistique ?

Être resté artiste — c’est-à-dire libre et créateur au sens fort du terme — tout en refusant de se laisser briser par les contraintes du métier de chansonnier ; n’avoir jamais renié ses idées anarchistes sans pour autant devenir l’homme d’un parti ; avoir contribué à façonner à sa manière les rêves et à pousser à la révolte plusieurs générations, tout en obligeant ses propres ennemis et les assis à lui rendre hommage : voilà le pari réussi par Ferré. Merci Léo, le poète.

Gaetano Manfredonia