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Pour vivre ensemble, libres et solidaires

Le partenariat

Le jeudi 28 novembre 1991.

Le « partenariat civil », une idée nouvelle qui est à développer. En quoi cela consiste-t-il ? Benoît Tuleu, membre de l’association homosexuelle « Les Flamands Roses » de Lille, nous en indique le principe.
À n’en pas douter, le partenariat serait à même de révolutionner bien des choses dans notre société, encore faut-il que les mentalités y soient préparées.
Le partenariat, une idée neuve et difficile à mettre en œuvre, mais qui mérite que l’on s’y arrête.



La famille, cellule de base de la société : c’est le principe qui gouverne aujourd’hui encore l’organisation officielle des liens entre les hommes et les femmes dans l’institution du mariage. Pour être reconnus comme solidaires aux yeux de l’État, et former à ses yeux un « foyer », le mariage est le seul moyen. La solution du concubinage ne donne que des avantages ponctuels, et d’ailleurs beaucoup en sont exclus : les couples homosexuels dans la plupart des cas [1], et tous les gens vivant ensemble sans lien sexuel (cohabitation). Il est inutile de développer ici les prolongements économiques et moraux de l’institution du mariage, qui expliquent d’ailleurs sa domination comme modèle, héritage laïcisé du catholicisme, mode de conservation et de transmission des capitaux financiers et culturels…

Inventer un lien nouveau

Pourtant, même si l’institution du mariage a la vie dure, on sait que de moins en moins de couples s’y reconnaissent (baisse du nombre des mariages et augmentation de celui des divorces). Le poids du monopole de cette institution est disproportionné à la réalité des faits. De nouveaux modes de vie apparaissent. Il faut maintenant inventer des solutions adaptées, et la première invention vient du groupe exclu, au premier chef, de l’institution du mariage : les homosexuels.

Depuis longtemps, les couples homosexuels réclament une égalité de leurs droits avec les hétérosexuels. L’aide au logement, l’accès aux assurances, les réductions fiscales en cas de personne à charge, les rapprochements de « conjoints » en cas de mutation, les problèmes de succession en cas de décès, autant d’exemples concrets d’inégalités dont les solutions existent, mais sont, juridiquement. des bricolages procéduriers et coûteux (clause de tontine, assurances-vie). L’idée est alors venue de créer un lien juridique adapté aux homosexuels, et il est apparu tout de suite encore plus intéressant d’étendre ce lien à tous les couples non-mariés. L’idée du « partenariat civil » était née : un contrat civil de solidarité mutuelle, qui serait une solution d’égalité des droits pour tous, que le lien soit affectif, sexuel ou de pure cohabitation.

Prenons quelques exemples concrets. Daniel et Gilbert se sont connus à l’université et filent depuis le parfait amour. Après leur CAPES, l’un est nommé à Lille, l’autre à Brest. Impossible d’obtenir une mutation de l’un en Bretagne ou de l’autre dans le Nord. Si Daniel ou Gilbert était une femme, tous deux auraient encore la ressource de se marier et de plaider le « rapprochement de conjoint ». La situation peut ainsi durer des années, tant qu’aucun lien n’est reconnu entre les deux garçons. C’est l’exemple le plus classique de la nécessité d’un partenariat.

De l’inégalité à la pelle

Allons plus loin. Patrick et Brahim habitent ensemble un logement HLM. Patrick est le seul salarié des deux, Brahim est chômeur. Dans un couple hétérosexuel, la personne sans revenus est considérée « à charge » de l’autre, et le couple bénéficie de déductions d’impôts et d’aides diverses, entre autres l’Aide personnalisée au logement. Patrick et Brahim sont sans illusion sur les déductions d’impôts, mais pensent en toute bonne foi avoir droit à l’aide au logement. Leur demande n’est pas enregistrée et on leur signale qu’ils sont dans l’impossibilité d’obtenir cette aide. Cela les met en situation d’inégalité complète vis-à-vis de leurs voisins de palier, Yves et Simone, qui ont pourtant des revenus identiques. Ce n’est qu’après de longues discussions et plusieurs interventions qu’ils obtiendront gain de cause ; un des derniers obstacles majeurs étant l’impossibilité pour le logiciel de gestion des HLM d’enregistrer une demande faite par Monsieur et Monsieur… obstacle symptomatique de la souplesse administrative vis-à-vis des homosexuels.

On pourrait grossir ainsi la liste des inégalités. Il devient encore plus intéressant d’approfondir la réflexion et de se demander ce qui est réellement réclamé ici par les couples homosexuels. Ceux-ci ne demandent pas le mariage ou la reconnaissance sociale ; ils demandent juste que soit pris en compte leur lien de solidarité. Dès lors, pourquoi réserver ce lien aux homosexuels ? Assurément d’autres gens sont intéresses : les couples hétérosexuels ne se reconnaissant pas dans le mariage, les étudiants partageant un appartement au cours de leurs études, les agriculteurs célibataires habitant et exploitant la même ferme (situation rendue courante par l’exode rural féminin). Ajoutons encore que !’Office HLM aurait pu ne pas se préoccuper du rapport homosexuel qui unit Patrick et Brahim. Ce qui compte, c’est qu’il y ait entre eux un lien de solidarité matérielle, et c’est cela seul qui aurait dû leur permettre d’obtenir sans difficulté leur aide financière. Cependant, les couples homosexuels étant victimes des inégalités les plus criantes, il est normal que les premières revendications de partenariat viennent de ce côté.

Le premier projet écrit de « partenariat civil » émane effectivement d’une association homosexuelle, les Gais pour la Liberté, proche du Parti socialiste. Les GPL sont surtout implantés à Paris, mais rapidement leurs propositions ont reçu un soutien, souvent critique, des associations de province. Le projet signé des GPL propose un contrat de solidarité mutuelle pour tous les couples, homo et hétérosexuels, sexués ou non, résiliable sur simple demande de l’un des partenaires, et réservé aux personnes majeures non-mariées, et n’ayant pas déjà contracté un « partenariat civil » par ailleurs. Le projet a été très officiellement présenté par le GPL lors d’une réunion qui a eu lieu à l’Assemblée nationale, en juin 1990, avec le soutien de personnalités PS comme Elisabeth Badinter ou le sénateur Jean-Luc Mélanchon.

Quelle loi pour quel partenariat ?

Rapidement, deux tendances se sont dessinées dans les groupes homosexuels, de part et d’autre du projet GPL. Certains ne voient pas l’utilité d’un partenariat élargi à d’autres cas que celui des homosexuels, soupçonnant le GPL de vouloir noyer le poisson et de masquer le projet homo sous des allures présentables. D’autres groupes, au contraire, comme les Flamands Roses de Lille, trouvent le projet GPL intéressant pour son ouverture à des cas très divers, mais pensent qu’il est sévère de réserver le partenariat aux personnes majeures (alors que la majorité sexuelle est fixée à 15 ans) et de limiter d’emblée le partenariat à deux personnes, alors qu’une cohabitation, par exemple, peut se concevoir à plusieurs : le « partenariat civil » donnerait alors une reconnaissance légale à l’idée de communauté, ce qui ouvre bien des perspectives.

On peut espérer, d’ici quelques années, voir l’Assemblée nationale voter un projet de partenariat. Mais quel partenariat ? Tout indique que les projets que les homosexuel ont proposés seront épurés : les deux textes officiels existant à ce jour sont, d’une part, un texte du sénateur Mélanchon (PS), et d’autre part un texte du député Jean-Pierre Michel (PS). Ces deux textes visent à créer un partenariat unique pour les homosexuels, copié sur le mariage. La France suivrait alors l’exemple du Danemark, où un tel partenariat existe déjà. Pour beaucoup de militants homosexuels, c’est un façon de trahir l’esprit même du « partenariat civil »·

Même s’il sera accueilli favorablement par les homosexuels en couple, le partenariat purement homosexuel proposé par le sénateur Mélanchon ou le député Michel est extrêmement restrictif et occulte la revendication première, qui était de proposer à l’ensemble de la société une solution souple et générale. L’argument du député Jean-Pierre Michel, c’est que le projet de « partenariat civi » élargi suppose une refonte juridique trop importante du Code civil (ce qui apparaît très vite comme un argument paresseux), et qu’il faut lui préférer un projet de partenariat purement homosexuel, qui passera plus vite, et résoudra ainsi rapidement un problème urgent : celui de la succession dans les couples atteints par le SIDA. Argument curieux, qui plaide plutôt pour un partenariat élargi, d’abord parce que le SIDA n’atteint pas que les homosexuels et ensuite parce que l’urgence (qui existe, en effet) n’excuse pas l’absence d’une réflexion plus large. Il est à craindre que, finalement, le pouvoir n’accorde aux homosexuels, et à eux seuls, le partenariat qu’ils sont les seuls à réclamer ; cela désamorcerait la revendication avant que d’autres n’aient la même idée…

Enfin, d’un point de vue purement militant, il serait bien peu satisfaisant de voir le partenariat limité à un simple mariage homosexuel. Ce n’est pas la respectabilité sociale qui est intéressante pour les homosexuels ; ils ne demandent que le respect de l’égalité des droits, comme d’ailleurs les autres minorités. Le « partenariat civil » doit être un cadre assez large pour permettre à chacun de choisir la nature de son lien. Le risque du partenariat-mariage, c’est qu’il soit pour les homosexuels le seul cadre dans lequel on les tolère : en couple, stable, fidèle… comme le modèle hétérosexuel.

Au moment où les sénateurs votent des lois répressives et homophobes, et en particulier le rétablissement du « délit d’homosexualité » [2], les homosexuels ont dépassé depuis longtemps le problème de leur légitimité et en sont à inventer, pour eux et pour les autres, de nouveaux liens de solidarité. Il est temps que cette idée de « partenariat civil » déborde de la partie la plus militante de la population des homosexuels, et aille toucher ceux qu’elle concerne aussi : les personnes vivant en cohabitation, les handicapés à charge d’une autre personne, les couples (et plus) hétérosexuels ou non, ne se reconnaissant pas dans le mariage… Il est temps que ces liens de solidarité soient reconnus. Il est temps que l’État reconnaisse autre chose que les seuls liens du sexe hétéro (dans le mariage) et du sang (dans la famille). La réflexion est ouverte.

Dans le « partenariat civil » enfin, chaque groupe pourrait définir librement la qualité de ses liens, affectifs, amoureux, amicaux, ou purement contractuels. Au lieu d’un modèle imposé et fondé sur la nécessité du sexe et du sang, la « cellule de base de la société » pourrait être construite sur le libre consentement à la solidarité, sans autre modèle que celui qu’on choisit.

Benoît Tuleu
(association « Les Flamands Roses » - Centre culturel libertaire de Lille)


[1Le certificat de concubinage est délivré par la mairie de la commune où habitent les concubins ; il n’a pas de valeur légale réelle, mais constitue une déclaration parfois utile (pour les mutuelles d’assurance, par exemple). Quand elles sont sollicitées par des couples homosexuels, la plupart des communes refusent de les signer.

[2Trois lois ont été votées au Sénat, lors de la dernière session : aggravation des peines pour un viol homosexuel (il est donc moins grave de violer une femme) ; peine de prison et amende pour la transmission « consciente » du virus du SIDA (sur dénonciation donc ; quid du secret médical ?) ; enfin augmentation de l’âge de la majorité sexuelle : elle reste fixée à 15 ans pour les hétérosexuels mais est portée à 18 ans pour les jeunes homosexuels, ce qui revient à réintroduire l’alinéa 2 de l’article 331 du Code pénal, abrogé en 1982, qui faisait mention du « délit d’homosexualité ».