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La Tempête

Le jeudi 22 mai 2003.

« Débarrassez-vous de vous-mêmes, l’homme vrai meurt avant sa mort ! », disait Bektash à ses disciples. C’était un saint inconvenant. Il fut un père épris d’amour aussi libre que paille au vent, et les bektashis ses fidèles furent plus volontiers errants que prédicateurs de mosquées, plus chanteurs de places publiques que de chorales bien vêtues et plus familiers des oiseaux que des cages, dorées ou non.

Or il advint qu’un de ces fous détestés des pieux comme-il-faut et des bâtisseurs de murailles quitta, par un matin brumeux, le vieux port de Constantinople sur un peu rassurant bateau débordant de pèlerins gais. Ces gens se rendaient à La Mecque. Lui, non. Il n’allait nulle part. Il n’avait pas d’autre souci que de manger selon sa faim, que de boire selon sa soif et que de dormir à son heure. Il avait durement appris qu’il convenait de se déprendre de l’envahissant superflu. C’était un mystique accompli doublé d’un vagabond notoire, définitif, imperméable au désir sot mais répandu d’être bien vu du Tout-Puissant.

L’événement survint au soir du deuxième jour de voyage. Le matin, il avait fait beau. Le vent, sur le coup de midi, s’était pris de fraîcheur maligne. Et voilà qu’en fin de journée le mauvais temps s’en vint au bal. Un éclair tomba sur la mer, le tonnerre vint au chahut, le ciel s’abattit sur les vagues, bref la tempête enthousiaste prit à bras-le-corps le bateau et se mit à baiser ses flancs plus goulûment qu’une démone trop longtemps privée d’affection.

Roulant de bâbord à tribord et de tribord en nausée verte, les pèlerins prièrent Dieu, aussi dignement qu’ils le purent, d’épargner les affres du deuil à leurs méritantes familles. Le bektashi, claquant du bec, les sourcils en toit de maison, le cou tendu aux cieux mouvants se laissa choir au pied du mât, l’étreignit des bras et des jambes et, sans rien entendre des chants qui s’élevaient des bouches pieuses, joignit ses pauvres hurlements à ceux des loups de l’ouragan. Parmi les dévots voyageurs était un mollah bien noté de ses supérieurs hiérarchiques. Dans son œil noir étincelait l’inquiétante jubilation de ceux qui ne doutent de rien. Au gré des gifles de la mer, il allait sur ses fesses maigres, de bord à bord, la barbe au vent, les pieds hauts et les bras battants, en assurant le Créateur de sa confiance indélébile. Comme il passait auprès du mât, sa main errante s’agrippa à la manche du bektashi.

« N’as-tu pas honte, lui dit-il, de t’effrayer si bassement ? Dieu est amour, Il nous protège, Il nous tient dans Sa main amie ! En douterais-tu, mécréant ? La foi se rit du mauvais temps ! »

L’autre reçut par le travers un tonneau d’embruns furibonds, rattrapa son bout de turban qui s’enfuyait dans la bourrasque et répondit :

« Dieu est amour, je n’en doute pas un instant. À dire vrai, frère mollah, c’est bien cela qui me barbouille. Il aime avec tant d’innocence, tant de bonheur, tant de passion, tant d’inaltérable bonté les plus menus de ses enfants qu’Il est assurément capable d’offrir nos cadavres aux poissons ! » Et levant son front ruisselant : « Ai-je bien vu, ô Tout-Puissant ? »

Un éclair fendit les nuées. Un rugissement prodigieux parut approuver ses paroles. Certes, il était terrifiant, mais somme toute assez gaillard, et d’une impatiente ferveur.

Henri Gougaud