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Miracle

Le jeudi 22 mai 2003.

Maisons tordues, remparts troués, ruelles pentues, caillouteuses, mosquée aux murailles fendues et boutiquiers mal embouchés, tel était ce pauvre village assis parmi les rochers blancs d’une montagne anatolienne. Là demeurait un cordonnier. Il pleurait sans cesse misère. Il s’estimait persécuté par le démon des malchanceux. Il ignorait apparemment qu’on peut toujours aller plus mal.

Il advint un jour que son fils se prit de pâleur maladive. Il se coucha et dépérit. Alors son père découvrit ce qu’était vraiment le malheur. Son enfant, son plus que lui-même, perdait goutte à goutte la vie. Aucun docteur, aucun sorcier ne put le retenir au monde. Vint l’ultime matin vivant.

Depuis la veille un bektashi (peut-être celui de l’histoire qui précède ce conte-ci) mendiait au coin d’une rue. D’où venait-il ? Nul ne savait. Ces gens-là, à ce qu’on disait, étaient parfois miraculeux. Le père apprit son arrivée. Il courut à lui, éperdu, le supplia, baisa ses pieds et, tirant sa manche en lambeaux, il le ramena dans la chambre où s’éteignait son bien-aimé.

« Toi qu’on prétend proche de Dieu, lui dit-il, demande-Lui grâce. Je te donnerai ma boutique, ma femme et ma bénédiction, mais par pitié, sauve mon fils ! »

L’errant ne lui répondit pas. Il n’eut qu’un hochement de tête, un froncement bref de sourcil. Il avait dans l’œil le feu doux de ces gens revenus de tout et repartis pour l’infini. Il se planta devant le lit, croisa ses doigts secs sur le ventre et dit :

« Seigneur, si je Te parle, ce n’est pas moi qui l’ai voulu, c’est ce cordonnier. Il est fou. Il aimerait que Tu guérisses son pauvre garçon qui se meurt. Il s’illusionne, je le sais. Entre l’horreur et le miracle, Ton cœur balance rarement. Endeuiller un père ? Broutilles ! Tu fais tous les jours cent fois pire dans Ta Création de malheur. Donc, je ne te demande rien. Tu veux son enfant ? Tu le prends. Je Te le laisse. Je Te l’offre. Je ne tiens pas à le sauver. Il sera mieux chez Toi qu’ici où l’on fait commerce de tout, même de tes miséricordes. Pardon de T’avoir dérangé. Retourne à Tes occupations, je m’en reviens aux miennes. Amen. »

Au fil de l’étrange discours, le cordonnier, la bouche bée, avait écarquillé les yeux, puis allumé un feu d’enfer sous ses gros sourcils ombrageux. Il saisit au col le bonhomme à l’instant de son dernier mot.

« Que Dieu t’écrase ! rugit-il. Voleur d’espoir, âne du diable, est-ce ainsi que l’on prie le Ciel ? »

Dans sa gorge s’embouteillèrent d’inaudibles malédictions. Il ne put dire, il bégaya, bref, il jeta dans la ruelle le supposé ressusciteur, claqua d’un coup de pied la porte et s’en revint à son chagrin.

Le lendemain, soleil partout. Le père heureux, serrant les mains sous les arbres de la grand-place, contait à qui voulait l’entendre l’inimaginable réveil de son bien-aimé moribond. Le bektashi vint à passer. En trois enjambées vengeresses, l’homme lui vint droit sous le nez.

« Mon fils est vivant, sache-le. Malgré ta prière puante, il reprend déjà des couleurs. Il renaît, il mange des figues, il boit du lait, il parle, il rit. Tu as voulu sa mort, brigand ? Le Ciel lui a rendu la vie. Maudit sois-tu. Il est guéri !

— C’est normal, répondit l’errant. Dieu, ces temps-ci, ne m’aime guère. Je veux blanc, il me donne noir. J’ai donc adapté ma prière. Puisqu’Il me donne le contraire de ce que j’ose demander, je prie pour l’envers de mes vœux, et j’ai l’endroit de ses bontés. As-tu compris ?

 Non.

— Peu importe. La paix sur toi et sur ton fils. »

Il reprit sa route infinie.

Henri Gougaud