L’expérience tirée des récentes luttes des étudiants, des ouvriers et de la jeunesse démontre l’actualité des principes de Proudhon, de Bakounine et de Kropotkine dans une société toujours plus totalitaire : dans toute l’Europe occidentale, la concentration du grand capital, la subordination de plus en plus visible de l’État au capitalisme et, en conséquence, la suppression preogressive — du moins plus sensible — de la liberté de penser, d’agir et de vivre ont provoqué la résistance de divers facteurs de la société.
Pour comprendre la situation du mouvement anarchiste hollandais, il faut analyser l’hisoire des six dernières anées. En 1960 existaient deux petits groupes, l’un fédéraliste, l’autre par principe non fédéraliste, avec deux organes ; Recht voor allen (Le Droit pour tous) et De Vrije (Le Libertaire. Leurs idées étaient à peu près les mêmes : une éthique de non-violence fondée sur un humanisme athéiste, avec quelques notions d’un certain socialisme. Il ne faut pas blâmer les militants de cette époque qui avaient donné leur vie à la cause, parfois sacrifié leur liberté et qui avaient refusé l’armée, attaqué la reine, se vouant à la propagande et à l’agitation. L’idéologie de la guerre froide dominait la Hollande jusqu’à l’hystérie et même la pacifisme était considéré par l’opinion publique comme suspect de trahison !
Au mouvement Provo de 1965 revient l’honneur d’avoir mis fin à cette situation. Malgré la non-participation des anarchistes à ce mouvement, il n’était pas indépendant des tendances libertaires. Un de ses théoriciens, Roel Van Duijn, avait fait partie de la rédaction de De Vrije ; la théorie d’un « déclassement » des intellectuels, des artistes, des blousons noirs — d’un sous-prolétariat — était née à la suite de la discussion entre anarchistes sur la question suivante : Faut-il considérer la classe ouvrière comme révolutionnaire ou contre-révolutionnaire ? De Vrije, après de longs débats, se prononçait pour les ouvriers en insistant sur la contestation née des scandales de la pénurie du logement, du militarisme, etc. Les luttes sociales devraient mobiliser les ouvriers et les rendre conscient de leur force. Il était inutile et inefficace de provoquer l’autorité par des manifestations artistiques ou en criant à la bombe. La configuration psychologique de la société de cette époque donna tort à De Vrije qui ne pouvait pas prévoir que les ouvriers d’Amsterdam, inspirés par la guérilla de rue des Provos, prendraient le 14 juin 1966, l’initiative d’une démonstration anti-syndicale ; à la suite de la mort d’un de leurs camarades lors d’une charge policière, ils se livrèrent à un raid sur la ville et attaquèrent spontanément le journal De Telegraaf en raison de sa campagne d’excitations contre les jeunes et les ouvriers. Les Provos eux-mêmes, au nom de la non-violence, s’abstenaient. Ils étaient désavoué par les blousons noirs qui leur reprochaient d’être devenus un parti parlementaire avec un élu au Conseil de la commune d’Amsterdam où ils s’étaient contentés de souhaiter un peu plus de tolérance à l’action policière.
Les anarchistes n’avaient fait qu’applaudir le mouvement spontané des ouvriers et critiquer les aventures parlementaires des Provos. Mais ils étaient incapables de groupe une masse autour d’eux et de prendre une initiative. Lorsque le mouvement Provo eut péri par manque de base théorique, les meilleurs de ses membres rejoignaient les groupes marxistes (4e Internationale), la Jeunesse socialiste ou même le parti communiste. La Jeunesse socialiste groupait des jeunes allant de la tendance social-démocrate au radicalisme, sympathisant avec Che Guevara et le Vietcong et, du moins au début, elle tolérait aussi des anarchistes : ses démonstrations publiques étaient souvent déclarées illégales et étaient l’occasion d’une charge de flics et d’un tumulte spectaculaire. Durant cette période 66-67, les problèmes du Vietnam et de l’Amérique du Sud furent l’objet des préoccupations des étudiants qui, jusque-là, étaient restés apolitiques mais étaient en réalité ler-s fermes soutiens des pouvoirs existants.
La mort de Benno Ohnesorg, tué à Berlin en aout 1967 par un policier, fut à l’origine de l’« Université contestataire » non seulement dans toute l’Allemagne, mais aussi aux Pays-Bas. L’influence de Marcuse l’orientait vers une tendance anti-autoritaire s’appuyant sur des écrits peu connus de Marx, parfois ignorés de Lénine. Le moment était venu pour les anarchistes de prendre contact pour discuter de la domestication de la science par le capital, des privilèges accordés à une fausse science, toutes choses prédites par Bakounine. Des écrits anarcho-syndicalistes furent en effet répandus, mais l’influence marxiste était plus forte : les analyses de Mandel, Baran, Sweezy et André Gorz sur le développement des monopoles — analyses utiles aux anarchistes pour montrer la nécessité d’une révolution partant de la base — étaient souvent accompagnées de commentaires anti-anarchistes. D’un mouvement comme celui du 22 Mars à Nantere et Paris, dans lequel les anarchistes avaient joué un rôle important, on n’avait retenu que quelques notion d’« action exemplaire » et le mot d’ordre « Ce n’est qu’un début ! ».
Lorsqu’en mai 1969, aux Pays-Bas, les étudiants passèrent à l’action, à l’invitation des mouvements étrangers, et occupèrent les universités, il y eut partout des groupes de leaders animés d’une pensée anti-autoritaire, mais trop surs d’eux-mêmes quant à la stratégie, suivis par une masse d’étudiants mécontents, prêts à lutter, mais sans contact avec l’avant-garde et handicapés par l’insuffisance des « chefs ». La lutte pour l’université d’Amsterdam atteint son apogée lorsque le bâtiment central, occupé par 500 étudiants auxquels s’étaient joints des ouvriers, fut cerné par la police. Les leaders sortirent démoralisés de la défaite. Depuis ce moment, il n’existe plus que des groupuscules incapables de solidarité entre eux, allant du PC légal jusqu’aux maoïstes de diverses tendances. Quant aux jeunes étudiants, ils ne veulent plus entendre parler de politique, mais les meilleurs d’entre eux pourraient trouver leur vois dans l’anarchisme. Il y a, en effet, trois facteurs qui jouent en faveur du mouvement anarchiste et peuvent entrainer la conviction que la vie n’aura de sens que par la révolution et que la révolution sera anarchiste ou ne sera pas :
1° Après des dizaines d’années d’inertie, les ouvriers sont devenus plus militants, et à la suite des actions menées en France et surtout des grèves « sauvages » en Belgique (janvier 1970) ils ont retrouvé la voie de la résistance à la base. Les anarchistes n’ont suivi que de loin ces actions, par manque de contact et victimes de préjugés stériles. Le PC officiel qui se dévoile de plus en lus comme un parti réformiste tâche d’exploiter ce militantisme pour gagner une clientèle. Un groupe marxiste-léniniste, le KEN (Unité des Communistes des Pays-Bas) est arrivé à percer grâce à une stratégie d’organisation des « forces ouvrières » à la base, paradoxalement et en dépit de son idéologie maoïste et stalinienne : cependant il considère que ces luttes qui ont mené à des grèves théoriques ne sont que le début de la formation d’un nouveau parti léniniste, mais cette seconde phase est d’avance condamnée à l’échec, car l’organisation très démocratique des Conseils ouvriers, qui font penser aux meilleurs temps de l’anarcho-syndicalisme, ne permet pas une telle conception. Le sectarisme rigide de ces groupes s’oppose à un échange d’expériences entre les anarchistes et eux, de sorte que leurs préjugés anti-anarchistes les tiendront prisonniers de leurs propres contradictions entre théorie et action. L’anarchisme n’aura des chances, ici, que s’il devient plus fort et plus répandu qu’aujourd’hui.
2° Au sujet de la vie chère et surtout du logement, des actions extra-parlementaires et de diverses tendances ont montré la collusion de l’État et des diverses autorités avec les grandes industries et les offices de spéculation foncière :
a) dans les grandes ville la démolition des vieux quartiers et le transfert des habitants — en majorité ouvriers et petits-bourgeois — rencontrent de plus en plus de résistance. À Amsterdam, les comités de quartiers engagent une lutte armée contre les expropriations, les démolisseurs et les flics. Il en sera de même dans d’autres villes où les profits des spéculateurs fonciers sont flagrants. Les occupations des maisons vides par ceux qui n’ont pas de logement, provoquant l’intervention policière en faveur des propriétaires, sont un facteur mobilisant.
b) la pollution du milieu par les industries chimiques, le bruit toujours croissant (grandes rues, avions) a provoqué l’organisation de nombreux comités de résistance dans les quartiers intéressés. La faillite des actions légales montre la complicité des autorités avec les « pollueurs ». Et ces comités, formés au début par de bons bourgeois, sont prêts à pratiquer la tactique de Gandhi de la désobéissance civile et de la persécution pacifique des responsables.
3° À la fin de 1969, de la désagrégation du mouvement Provo naquit le groupe des Kabouters (les Gnomes) réunissant des jeunes, surtout des intellectuels, qui s’inspiraient de l’idée des associations de producteurs du type proudhonnien. Ils formaient un « État libre » dans les Pays-Bas, en rêvant d’une autarcie par le moyen de boutiques « macrobiotiques », voire d’un ministère, et, en même temps, ils se faisaient élire dans divers conseils municipaux. Il y avait dans cette conception beaucoup de tendances réformistes, mais de nombreux jeunes, attirés par elle, sont allés plus loin, se joignant maintenant à la Fédération anarchiste et formant même des groupes anarchistes d’action. Au bout d’un an, le mouvement des Gnomes était presque éteint, mais — ceci est significatif — la rédaction de leur organe De Kabouterkrant essaya d’en faire un organe d’action anarchiste.
Les 16 et 17 mai 1970 fut organisée par la Fédération une grande réunion des diverses tendances anti-autoritaires. La divergence des opinions ne permit pas des décisions unanimes, mais les discussions entre les Gnomes et les leaders de la lutte étudiante montrèrent les illusions réformistes par lesquelles les uns et les autres étaient passés. À Amsterdam, le PC pouvait compter sur l’appui de beaucoup d’étudiants (ce qui n’était pas le cas dans d’autres villes où les étudiants appartenaient aux tendances « Socialisme ou barbarie » ou KEN, qui d’ailleurs se querellaient). Ces discussions nous ont appris que, seule, une action anti-autoritaire et exemplaire pouvait réunir certaines opinions et qu’il valait mieux échanger les diverses expériences et idées sur la société que d’essayer d’arriver à une opinion unanime, mais abstraite. De là une tendance d’accepter d’avoir les mains sales pour pouvoir mieux « calculer les possibilités » d’une révolution qui détruira toute autorité plutôt que de maintenir des idées pures, mais stériles ;
En avril 1971, la rédaction de De Vrije proposa une fusion avec Recht voor allen. La Fédération fut d’accord : De Vrije, après un court déclin en 1967, reprenait des forces et avait un certain succès parmi les étudiants. En mai, la fusion fut décidé et à la Pentecôte de cette année, un projet fut proposé pour la formation de groupes d’action locaux, organisant aux-mêmes actions et discussions, analysant eux-mêmes leurs expériences tirées de leurs confrontations avec les autorités, les autres révolutionnaires, les réformistes de bonne ou mauvaise volonté… (le nº 1 du nouveau journal mensuel De Vrije socialist, organe de la Fédération socialiste libertaire parue le 30 juin 1971).
Ce qui augmentera la résistance ouvrière, c’est que, malgré une victoire relative, des social-démocrates aux élections, la réaction est au pouvoir. Ceux qui croyaient encore dans l’action parlementaire se sont trouvés les dupes d’un accord préalable entre les fractions de droite et un nouveau parti de technocrates réactionnaires qui, prétextant des « mesures d’économies », font le jeu du capitalisme. Le gouvernement, déjà odieux, suscite une résistance d’autant plus forte que les promesses des divers partis s’avèrent un leurre ou sont supprimées par des manœuvres internes. Les économies dans le domaine de l’éducation indignent les ouvriers, la suppression de diverses institutions culturelles et sociales révolte beaucoup d’intellectuels, et le chômage s’accroit.
Aux anarchistes de s’en rendre compte. Bien que les divers groupes ne soient pas homogènes dans leurs théories, allant de l’éthique pacifiste jusqu’à l’anarcho-syndicalisme avec les analyses économiques des néo-marxismes, nous avons la conviction que c’est la lutte pratique que montrent les possibilités d’organisation d’une société libertaire, qu’il faut laisser en paix les discussions abstraites et entrer de nouveau dans l’action.
Jan Bervoets, secrétaire international de la « Federatie van vrije socialisten » (Hollande)