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Colin Ward est mort

Le jeudi 25 février 2010.

Mauvais jour, le 11 février 2010. Ce jour-là, Colin Ward est mort. Il y a deux manières de se souvenir de lui. La première consiste à penser aux 26 livres qu’il a écrit. Ou aux neuf ans (1961-1970) qu’il a passés à éditer, et souvent entièrement rédiger le meilleur périodique anarchiste anglais, de l’avis général, Anarchy. La seconde consiste à penser à lui, même quand on l’a très peu rencontré, comme c’est mon cas. Je ne l’ai vu que deux fois, l’une au colloque sur la culture libertaire à Grenoble, où j’ai traduit son intervention. Les gens vous remercient toujours quand vous traduisez ce qu’ils vous disent. Mais certaines personnes le font avec une gentillesse d’autant plus éclatante qu’elle est discrète.

La gentillesse ? Sans doute le trait de caractère le plus marquant de Colin Ward, sensible jusque dans ses écrits. Après tout, notre mode normal, dans ce mouvement anarchiste qui récolte la colère là où d’autres ont semé la misère, c’est l’indignation, la furie. Indigné, Colin Ward avait de bonnes raisons de l’être, lui qui a beaucoup étudié, par exemple, l’habitat populaire en Grande-Bretagne. Mais ces livres, chose rare dans l’anarchisme, conservaient le ton aimable, gentil, positif, heureux, pratique de leur auteur, sans pour autant s’abstenir de ravager indirectement les responsables des situations à changer.

Né en 1924 dans le Wessex en Grande-Bretagne, Colin Ward avait découvert l’anarchisme pendant la seconde guerre mondiale. Abonné à une revue subversive, on lui demanda de témoigner qu’il avait été victime d’une tentative de « séduction » (sic), à la lecture d’un article recommandant aux soldats de garder leurs fusils après la guerre… Il fit ce qu’il put pour aider les éditeurs du brûlot, sans succès. Du moins cela le confirma-t-il dans ses nouvelles idées ; il devint l’un des participants à Freedom, dès 1947, à une époque où les anarchistes n’étaient vraiment pas nombreux, jusqu’en 1960, après quoi il se lança dans la belle aventure d’Anarchy, un remarquable périodique où il suivit l’un de ses principes de base : l’anarchie étant une idée réaliste, une idée sérieuse, il faut l’appliquer sérieusement, et concrètement, à des domaines sérieux, et concrets. Travaillant pour des architectes, il va prendre l’architecture et l’urbanisme comme base, pour un grand nombre de ses livres. Leur variété est confondante, de l’histoire des colonies de vacances britanniques à une analyse serrée des ravages de la capitulation sociale devant l’automobile, en passant par une étude de la culture enfantine populaire, un livre sur les jardins ouvriers et la culture qui s’y développa, une étude, dans la lignée de Kropotkine, sur la construction de la cathédrale de Chartres, etc.

Ses livres possédaient une autre caractéristique très inhabituelle. Ils étaient bourrés de citations, de longues citations. On y trouve aisément des pages dont les citations occupent la moitié, parfois les deux tiers du texte. Dans L’Anarchie en société (ACL) il explique que si d’autres ont dit telle ou telle chose mieux que lui, pourquoi devrait-il infliger au lecteur la version de qualité inférieure ?

Le troisième trait à le rendre exceptionnel était sa curiosité, encyclopédique et toujours active. Encore que la curiosité soit l’une des vertus les plus répandues chez les anarchistes ! Elle lui permit d’écrire Les Voleurs d’eau, (ACL) longtemps avant que gouvernements, écologistes propres sur eux et affairistes se soient aperçus que la transformation en bien privé de ce qui est un bien commun par excellence, ouvre la possibilité de violents conflits pour cette ressource indispensable. Ce n’est pas sans mélancolie que lorsque je lis les livres récents sur le sujet, je vois à quel point leurs auteurs volent sans vergogne les idées, et parfois jusqu’au plan, du livre de Colin Ward, sans, la plupart du temps, le mentionner, ne serait-ce que dans la bibliographie. Mais un livre sur lui, précisément, compare l’anarchisme à des « germes sous la neige ». Colin Ward germant sous la neige ? Il aurait aimé l’idée…

Jean-Manuel Traimond