Fondée en janvier 1904, L’Action syndicale est l’organe de la Fédération syndicaliste des Mineurs du Nord et du Pas-de-Calais, mieux connue sous le nom de « jeune syndicat » (par opposition au « vieux syndicat » du socialiste Émile Basly). La rédaction du journal est chez Benoît Broutchoux à Lens [1].
Pendant sept ans, L’Action syndicale va publier des chansons, des nouvelles et des pièces en picard (le fameux « ch’timi »). La langue française, en effet, n’est pratiquement pas employée dans les milieux populaires à cette époque. Les dirigeants des syndicats réformistes et corporatistes du pays minier l’utilisent d’ailleurs systématiquement pour flatter les « gueules noires ». Comme on s’en aperçoit à la lecture de L’Action syndicale, l’attitude des libertaires, quant à elle, va beaucoup évoluer…
En effet, si le picard permet dans un premier temps d’exprimer le bon sens populaire (à l’encontre bien sûr des patrons et des politiciens), il est rapidement associé au discours du « vieux syndicat ».
C’est ainsi qu’on peut voir apparaître, dans les textes publiés en picard, des phrases rédigées en français et attachées à l’expression d’une idéologie positive… celle du « jeune syndicat », celle des mineurs qui choisissent de se tourner vers le syndicalisme-révolutionnaire. Courant 1904, l’équipe rédactionnelle évolue. Le picard n’est plus utilisé que par les enfants, les imbéciles, les baslycots. En 1906, Benoît Broutchoux lui-même publie cette note dans le numéro du 4 novembre : « Ceci dit en toute camaraderie et sans vouloir jouer au maître d’école, que nos collaborateurs ne se formalisent pas si nous améliorons et discutons leurs articles. C’est un excédent de travail dont nous nous passerions volontiers. Dans l’intérêt des lecteurs, des collaborateurs et du journal, il faut que les articles, s’ils en ont besoin, soient francisés et cela afin qu’ils soient des facteurs de l’éducation. Nous n’agissons pas ainsi par autoritarisme ou sectarisme, mais dans le but de favoriser la propagande chère à nous tous. »
Bref, la langue picarde est définitivement rejetée parce qu’associée à un certain nombre d’éléments ou de groupes sociaux jugés négatifs ou rétrogrades. Et tandis que le picard est minoré parce qu’il s’inscrit dans le corporatisme professionnel et régional (au détriment de l’unité et de la conscience de classe), le français est valorisé pour deux raisons : parce que c’est la langue de l’ « éducation du prolétariat » [2] et parce qu’elle permet aux travailleurs, quelque soit leur lieu d’implantation géographique, de se comprendre et de se battre tous ensemble contre l’Etat et le patronat.
Quoique les arguments du « jeune syndicat » soient tout à fait valables (actuellement, l’utilisation d’une langue universelle reste d’une actualité brûlante), il est dommage que son attitude au sujet du picard n’ait pas été plus nuancée. Car, d’une certaine manière, nos compagnons ont participé à l’écrasement des cultures régionales au profit de l’État jacobin et de la bourgeoisie nationale. Rappelons à leur décharge que de nombreux anarchistes, à la même époque, ont lutté de toutes leurs forces pour le maintien des langues régionales (l’utilisation du patois beauceron n’empêchant pas Gaston Couté de remporter un beau succès dans les cabarets parisiens). Enfin, signalons que les libertaires et les anarcho-syndicalistes aujourd’hui luttent pour la reconnaissance et la sauvegarde des langues minoritaires (alsacien, basque, breton, corse, flamand, occitan, catalan…), contrairement à l’État français qui n’a toujours pas signé la Charte européenne en la matière. Mais attention ! cette position, reflet de notre philosophie fédéraliste et autogestionnaire, ne tombera jamais dans un quelconque nationalisme. Les langues de l’immigration (arabe, portugais, polonais…) sont également à protéger, sans oublier les langues plus spécifiques comme l’argot parisien ou le verlan ; toute cette diversité ne remettant pas en cause, par ailleurs, notre attachement à une langue commune, outil indispensable en matière de communication et de dialogue.
Pour conclure, et afin de lever toute ambiguïté, n’oublions pas que le patronat et l’État restent des structures de domination et d’exploitation quelque soit la langue qu’ils pratiquent.
Éric Dussart
(individuel FA — Lille)