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May

Le jeudi 17 novembre 1983.

Dans son livre May la réfractaire publié pour ses quatre-vingt-un ans d’anarchie, May Picqueray écrivait : « Chez les anars, il n’y a pas de vedettes, et il n’y a pas de chefs, il n’y a que des militants qui font leur boulot et ne cherchent pas à se faire valoir ». Le jeudi 3 novembre, nous quittait une femme qui avait fait plus que son boulot et avait côtoyé une nuée de militants du mouvement libertaire français, espagnol, italien, allemand et russe.

Elle fut présente pendant plus de soixante ans à tous les rendez-vous de l’histoire sociale, citons en quelques uns : l’affaire Sacco-Vanzetti en 1921 ; le congrès de l’Internationale syndicale rouge en 1922 où elle tient tête à l’assassin de Cronstadt, Trotski ; la sombre soirée de janvier 1924 à la Grange-aux-Belles où périrent victimes des bolchéviques, deux anarcho-syndicalistes français ; l’exode des réfugiés espagnols fuyant les pelotons d’exécution franquistes ; l’occupation qui lui « permit » de fournir des faux papiers aux juifs pourchassés et aux réfractaires du STO ; les campagnes de Lecoin en faveur des objecteurs de conscience…

Les articles à sa mémoire parus la semaine dernière dans Le Canard enchaîné où elle fut longtemps correctrice et dans Le Monde montrent, s’il en était besoin, que l’audience de son combat s’étendait au-delà des milieux traditionnels — pacifistes et anarchistes.

Mais laissons la parle à son amie et camarade Jeanne Humbert, militante libertaire et néo-malthusienne, collaboratrice au Réfractaire.



Me prier d’évoquer ici la personnalité d’une amie, son cercueil à peine refermé, est une pénible mission pour moi dans le désarroi moral où m’a laissé cette douloureuse disparition. Aussi, vais-je me borner à rappeler dans ces quelques lignes les principales circonstances qui nouèrent progressivement des relations qui devaient devenir très amicales et effectives.

C’était en 1958, dans les coulisses de la grande salle de la grande salle de conférences des Sociétés savantes, que je l’aperçus pour la première fois. Nous commémorions ce soir-là le centenaire de la naissance de Sébastien Faure (1858-1942) et j’avais été appelée à la présidence de cette assemblée où de nombreux orateurs devaient m’accompagner sur la tribune. Parmi eux, plusieurs nous ont quittés depuis : Gérard de Lacaze-Duthiers, Aristide Lapeyre, Charles-Auguste Bontemps… D’autres, toujours près de nous, étaient aussi présents : Robert Jospin, Maurice Laisant et ceux que ma mémoire oublie. May aussi était là, discrète dans un coin ; elle me dit avoir été déléguée par quelques camarades anarchistes pour faire un compte rendu de nos interventions dans une brochure qui parut par la suite. Ce fut une brève rencontre ! Le temps juste d’échanger peu de mots car la sale, archi-comble, était impatiente de voir s’ouvrir la séance.

À ce moment, je ne savais rien de May, ni de ce qui l’avait projetée dans le mouvement des idées anarchistes, du milieu syndicaliste et autres actions, pas plus qu’elle ne connaissait mes activités néo-malthusiennes, anti-militaristes et anticléricales, ainsi que mes livres et tous autres écrits. Nous devions nous retrouver plus tard rue Sainte-Marthe, en plein cœur de Belleville, dans un vieil immeuble occupé alors par de sympathiques et accueillants camarades espagnols qui recevaient fraternellement un jour par mois, une poignée d’amis, pour discuter et échanger leurs vues sur les évènements et la propagande à mener. Il y avait là Maurice Laisant, May Picqueray, Justin Olive, Henriette Girardin, Louis Simon, Auguste Viaud et ceux que j’oublie. Nous formions un groupe très uni et l’on y faisait même des causeries. C’est là que fut élaborée l’Association des amis de Sébastien Faure dont May fut la secrétaire longtemps, remplacée par la suite par cet excellent Justin olive qui tînt cette fonction jusqu’à sa mort. Cette association, comme celle qui fut fondée par les « Amis de Louis Lecoin », existe toujours.

Petit à petit, les relations entre May et moi s’établirent, mais nous avions chacune notre vie à défendre et nos activités sociales respectives à assumer. Cependant, nous étions au courant de nos entreprises diverses. Je savais le rôle qui était le sien dans le syndicalisme et la défense du prolétariat et sa position libertaire dans ce domaine ; je connaissais son action en faveur de l’objection de conscience et de bien d’autres causes. Tout cela est, d’ailleurs, relaté en détail dans son livre de souvenirs May la réfractaire édité fin 1979 [1]. Toute l’histoire de sa vie et de ses batailles figure dans ce livre auquel il est bon de se référer si l’on veut connaitre ce qu’il m’est impossible de résumer dans le texte réduit d’un simple article. May eut alors les honneurs (!) de paraitre à la télévision, dans l’émission « Apostrophes » de Pivot, à la radioscopie de Chancel et eut maintes appréciations, en général favorable, dans la presse. Ce fut un moment de célébrité, que l’on sait, hélas, illusoire, mais qui, sur le moment stimule les ardeurs et réchauffe le cœur.

Mais il me faut revenir au plus impotant, à mon avis, la création du Réfractaire.

Dans une conversation téléphonique, début 1974, May me fit part de son désir de « faire quelque chose », car l’inaction dans laquelle l’avait réduite sa situation de retraitée ne convenait pas à son tempérament de combattante. Le vide laissé par le vaillant périodique Liberté, disparu avec Louis Lecoin, son fondateur, devait être comblé, me dit-elle. « Seras-tu avec moi si je décide de publier un brûlot de ce genre ? » — Bien sur, lui répondis-je. Cela ne tarda pas. Plusieurs amis furent informés de ce projet ; on trouva le titre et dès le 1er avril 1974 parut le premier numéro qui fut suivi par quatre-vingt-deux autres jusqu’en avril de cette année 83, qui vit aussi la fin de l’animatrice de ce petit journal, original dans sa forme, les matières traitées et sa belle tenue libertaire, sans basses concessions. Hervé Terrace, Jean Gauchon, notre cher Marcel Body furent de la première équipe ; vinrent ensuite des collaborateurs estimés tels Saint-Els, Maurice Lime, Charles-Auguste Bontemps, le Père-Lechat, d’autres encore. Tous furent fidèles et assidus et très attachés à la « directrice » qui, en plus des articles qu’elle signait aussi, se chargeait de tout le travail administratif, la correspondance, les expéditions, les démarches épuisantes, distribuant elle-même le journal en tous lieux propices et dans les rues. Cela durant des années.

Souvent, je la grondais, lui conseillais de réduire ses efforts, la voyant progressivement décliner physiquement. Elle me promettait de se ménager. Mais, en vraie bretonne, elle n’en faisait qu’à sa volonté, à sa ténacité et continuait sur le même rythme, jusqu’aux derniers jours où, la veille de son entrée à Cochin pour subir une grave opération, elle fit encore le voyage aller et retour dans la même journée, pour assister à Tours à l’anniversaire du centenaire de notre ami Eugène Bizeau ! Quand, en mars 1980, des amis m’offrirent un banquet pour fêter mon quatre-vingt-dixième anniversaire, May était présente et on peu la voir, dans le film que fit ce jour là Bernard Baissat [2], puis ensuite à notre domicile, évoquant mon passé de propagandiste néo-malthusienne, on peut voir, dis-je, May chanter avec les amis « La Grève des mères », de Monthéhus, en ponctuant le refrain de coups sur la table. Elle alla jusqu’à la limite de ses forces, tout en subissant toutes sortes de malaises qu’elle soignait sans grande amélioration, hélas.

Elle me dit, un jour, qu’elle possédait tous mes livres sauf Sous la Cagoule. Au hasard de recherches dans le monceau de mes documents, je retrouvai un exemplaire de ce livre, pas très frais, mais entier. Je le lui offris aussitôt. Elle en fut d’autant plus ravie que Sous la Cagoule est doté d’une importante préface de Sébastien Faure qu’elle vénérait et considérait comme son maitre à penser.

Ces quelques lignes seront mon adieu et mon dernier cadeau à celle qui fut un personnage difficilement remplaçable, à notre mouvement et à notre affection.

Jeanne Humbert


[1Édité par l’Atelier Jullian, disponible à la librairie du Monde libertaire, 60 FF.

[2Titre du film : Écoutez Jeanne Humbert !.