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éditorial du Hors-série nº 57

septembre 2014.

Dans l’un de ses plus beaux romans, Le Boucher des Hurlus [note], Jean Amila (Meckert) imagine une bande de mômes traversant le pays à la recherche d’une arme dans ce qu’on appelait les zones dévastées, vastes territoires où la guerre avait non seulement englouti les hommes, mais aussi les arbres, les rivières, les murs… Zones dévastées, 4 000 communes détruites, polluées par le plomb, l’arsenic, le gaz, champs d’exterminations couverts d’obus, d’armes, de cadavres. Zones pour lesquelles il faut pratiquer le « désobusage », le « pétardage ». On en a exhumé le corps du soldat Albert Dadure en 2013.

Nous sommes en 1919, et autour du village martyr de Perthes-les-Hurlus, les quatre gamins comptent bien trouver l’instrument nécessaire pour faire sauter la cervelle du général de Gringues, responsable de la mort du père de Michou, fusillé pour l’exemple. La mère de Michou rendue folle par le regard des autres parce que son mari est considéré comme un traître. Tout est dans le roman de Jean Amila, le désastre et ses conséquences.

… Un désastre dans lequel les anarchistes ne furent pas exempts de reproches. Le 3 août 1914, une grande majorité du peuple de gauche, socialistes, radicaux, et libertaires, s’aligna sur la désormais ligne officielle de défense républicaine, l’Union Sacrée, qui en substance délivrait ce message : « Sauvons la patrie, boutons le boche hors de France, mettons entre parenthèses la révolution sociale, nous ferons de la politique plus tard »… et ceci sans jamais affirmer haut et fort que cette guerre n’était pas la leur, que cette guerre était celle des grandes familles, des grands patrons d’entreprises, des empires coloniaux, des nationalistes de tout poil qui n’avaient que l’Alsace-Lorraine pour leitmotiv de haine.

Oui, les anarchistes, pour la plupart, comme les autres se laissèrent abuser, au point que le fameux carnet B, qui devait en cas de conflit servir à arrêter tous les agitateurs et pacifistes potentiels, n’eut pas même besoin d’être ouvert.

Pour un Louis Lecoin emprisonné, qui écrit : « S’il m’était prouvé qu’en faisant la guerre mon idéal avait des chances de prendre corps, je dirais quand même non à la guerre. Car on n’élabore pas une société humaine sur des monceaux de cadavres. » combien de Jean Grave signant le manifeste des seize où l’on peut lire au moment le plus terrible de la boucherie : « Et avec ceux qui luttent nous estimons que, à moins que la population allemande, revenant à de plus saines notions de la justice et du droit, renonce enfin à servir plus longtemps d’instrument aux projets de domination politique pangermaniste, il ne peut être question de paix. »

Dans ce dossier : la guerre, mais dans les marges, pas vraiment celle que l’on commémore cette année à coups de documentaires, de numéros spéciaux, de reconstitutions heure par heure des grandes batailles, de petits soldats alignés comme à la parade, de jeux vidéos où l’on tuera à qui mieux mieux.

La guerre sans prétendu héroïsme, si ce n’est celui des femmes restées seules et qui vaille que vaille font survivre une famille, l’héroïsme des hommes qui refusent de poursuivre la boucherie, passent devant le conseil de guerre et finissent embastillés ou contre un poteau.

Non ! Nous ne commémorons pas. Nous ne racontons pas une énième fois la sinistre bataille. Nous portons notre regard ailleurs, à l’arrière où se trament les cyniques manœuvres des politiciens, ou autour de ces monuments aux morts par la France, qui à Gentioux, à Joyeuses célèbrent la paix envers et contre tout. Mali, Ukraine, Syrie, Palestine, pas besoin de poursuivre la longue litanie des désastres qui eux célèbrent la guerre.

Nous regardons où les autres, obsédés par le fracas des armes, ne regardent jamais.

Thierry Guilabert (groupe Nous Autres)