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Les enfants perdus de Budapest

Le jeudi 23 novembre 2006.

Phil Casoar et Eszter Balázs, Les héros de Budapest. Paris, Les Arènes, 2006.



Il arrive qu’une photo capte la vérité d’un instant jusque dans ses moindres recoins de rage, de bonheur et de doute. Ce faisant, elle en fixe pour toujours la légende, cette légende qu’aucun mensonge d’État ne parviendra jamais à recouvrir tout à fait. « Si l’image n’est pas bonne, disait Robert Capa, c’est que le photographe n’est pas assez près de l’événement. » À jamais, celle de son milicien fauché par une balle franquiste restera emblématique de cette guerre d’Espagne qu’il photographia de front en front. Qu’elle fût prise sur le vif ou mise en scène, comme on l’a dit, ne change rien à l’affaire : sa force réside dans la prémonition de la chute.

C’est d’une photo, tout aussi emblématique, que sont partis Phil Casoar [1] et Eszter Balázs pour nous raconter, à leur manière, résolument originale, davantage que l’insurrection hongroise d’octobre 1956, l’entrelacs d’humaines passions, d’espoirs meurtris et de vraies déveines que vécurent ses combattants les plus déterminés, mais aussi les plus fragiles, ces jeunes émeutiers prolétaires et sous-prolétaires de Budapest armés de peu pour s’opposer aux blindés de l’Armée rouge. Cette photo — faussement attribuée à Jean-Pierre Pedrazzini, reporter photographe gravement touché au cours des combats et qui devait mourir, le 6 novembre 1956, à Paris, des suites de ses blessures — fut publiée, avec d’autres, dans le Paris-Match du 10 novembre de la même année, sous le titre : « Les héros de Budapest ». Un jeune garçon, armé d’une mitraillette russe PPSH-41, et une jeune fille, coiffée d’un béret et portant un pansement sur la joue droite, fixent l’objectif avec, dans le regard, cet air de défi tranquille qui donne aux insurgés cette beauté si particulière ; derrière eux, un moustachu en imper mastic tenant pistolet jette un trouble, comme une figure du malheur planant sur un rêve de liberté conquise.

Cette photo, montrée telle quelle ou recadrée, est devenue, au gré du temps, une icône de l’Octobre hongrois. Elle servit autant à saluer la jeunesse et la fougue de ses combattants qu’à les assimiler à la « pègre », quand les plumitifs kadariens s’en servirent pour illustrer leur prose policière. Dans un cas comme dans l’autre, la photo disait ce qu’on voulait lui faire dire de cet instant convulsif où Budapest et la Hongrie crevèrent, du seul fait de se lever, la bulle du mensonge post-stalinien réincarné dans le khrouchtchévisme.

Il fallait une bonne dose de folie à nos auteurs pour se lancer — « d’abord en dilettantes », puis « avec un acharnement grandissant » — sur la trace des personnages de cette photo mythique. Six ans d’un travail obstiné, à défaire le vrai du faux, à contourner les obstacles, à éviter les fausses pistes, à traquer l’hypothétique, à résister à l’emballement comme au découragement. Six ans à arpenter cinq pays et trois continents pour percevoir, enfin, derrière ces silhouettes figées dans la pellicule, ce qui les poussa à agir, ce qui les anima de l’ardent désir de vaincre, mais aussi ce qu’elles devinrent. Six ans d’une enquête minutieuse et épuisante, en somme, pour rendre à cette image son poids d’histoire, collective et privée, celle-là même que les livres du genre, redondants de savoir mort, peinent tant à restituer.

On ne dira rien de plus de cette incroyable enquête. Pour la simple raison que tout le plaisir de la lecture réside dans la découverte, et qu’on espère bien, par ces lignes, inciter le lecteur à se plonger dans cette « aventure épatante et véridique » de ces deux « héros de Budapest » portés par le vent de l’histoire, puis abandonnés au jusant des défaites. On ne dira que leurs prénoms. Le jeune garçon à la belle gueule de loustic des rues s’appelait Gyuri ; la jeune fille à l’air crâne, Jutka. Ils étaient à peine sortis de l’adolescence ; ils avaient faim de liberté. On ajoutera que la photo qui les immortalisa n’était pas de Jean-Pierre Pedrazzini, mais de Russ Melcher, un photographe free lance américain définitivement dépourvu du sens de la propriété. On précisera, enfin, que tout cela est peu de chose comparé à ce que nous donne à comprendre et à penser ce livre inclassable, aussi riche par la qualité de son texte que par son iconographie et son graphisme.

En ces temps de commémoration, l’Octobre hongrois — l’autre Octobre — stimule, à travers livres et revues, la quête interprétative. De cette littérature, où l’intéressant côtoie l’anecdotique, un sujet demeure, pourtant, largement absent : le petit peuple des insurgés, ces prolétaires sans chefs ni programme de transition, agités du seul désir de bouter l’occupant hors des murs et de vivre un peu mieux. Révolution nationale, démocratique, sociale ? L’insurrection hongroise de 1956 fut, sans doute, de tout un peu, mais elle fut surtout une authentique explosion libertaire, et elle le fut parce que, douze jours durant, des émeutiers — qualifiés de « fascistes » par les staliniens du monde entier [2] — tinrent la rue, les armes à la main et contre toute évidence.

C’est l’immense mérite des Héros de Budapest de nous le rappeler, sans chercher, par ailleurs, à faire de ces combattants le nec plus ultra d’une conscience de classe enfin débarrassée de ses faux nez. Ils ne furent, en somme, que ce qu’ils pouvaient être, mais ils le furent pleinement, ces émeutiers de Budapest, dont la jeunesse fait immanquablement penser à celle des gavroches du Paris communard, dont l’histoire peine, là encore, à se souvenir, et qui avaient choisi de s’appeler « Les Vengeurs de Flourens », « Les Turcos de la Commune » ou « Les Enfants perdus du XIIe ».

D’une insurrection à l’autre, ces enfants perdus-là payèrent le prix fort. Grâce à Phil Casoar et à Eszter Balázs, ceux de Budapest sont enfin tirés de l’oubli.

Freddy GOMEZ


repris sur À Contretemps nº 26 (avril 2207)