ML : Lancer un centre culturel libertaire à Lille, il y a quatre ans, ne fallait-il pas être légèrement inconscient ?
NB : Sans doute. Mais il fallait surtout être persuadé qu’une action anarchiste doit se développer autour d’un lieu ouvert et autogéré, capable de fédérer de multiples initiatives de subversion. C’est ainsi que de 1987 à 1990, le CCL fut le lieu de rencontres et de coordination du groupe Benoît-Broutchoux de la Fédération anarchiste, de l’Union locale CNT, du groupe d’expression gaie et lesbienne « Les Flamands Roses »… Avec toujours un souci d’ancrage local, puisque faire de la politique débute dans l’animation des quartiers : le CCL servit d’espace de répétition à un groupe anarcho-punk (les Scraps) ou bien à une troupe de théâtre…
ML : Mais sur la métropole, il n’existait pas d’espaces de réunion ? Faut-il obligatoirement que les anarchistes achètent leurs quatre bouts de mur pour se sentir chez eux ?
NB : Ces quatre bouts de mur sont un espace conquis. Il faut bien comprendre, que se réunir dans des salles gérées par des adversaires politiques, c’est tout à la fois leur donner la possibilité de nous censurer, ou bien, lorsqu’ils ne le font pas, leur laisser tout loisir d’exhiber leur pseudo largeur de vue, leur pseudo souci du pluralisme, bref leur utilité politique et sociale. Nous avons effectivement décidé de ne pas faire ce cadeau à la municipalité Mauroy, de ne pas pactiser avec une équipe dont la gestion sociale nous paraît assez catastrophique. Alors, l’idéal du petit propriétaire n’est vraiment pas le nôtre, mais lorsqu’il s’agit de se doter des moyens (ici un lieu) d’une action politique sans concessions, on s’impose les sacrifices financiers et humains nécessaires à la lutte. L’objectif, c’était l’indépendance, car depuis Fernand Pelloutier, les libertaires savent bien que seule l’autonomie autorise l’action politique radicale. En ce sens, le Centre culturel libertaire Benoît-Broutchoux s’inspirait et souhaitait revivifier le mouvement des Bourses du travail.
ML : Enfin, est-il possible, à partir de cet espace, le CCL, aux moyens quand même limités, de se faire entendre comme anarchistes ?
NB : Je le crois, justement parce que le CCL n’est pas un espace, mais un dispositif. C’est vrai qu’entre ses murs se tiennent, à la fois, la permanence des différents groupes déjà cités, des réunions publiques extrêmement diverses, une bibliothèque, une librairie et un centre de documentation et d’expositions (depuis deux mois, l’exposition Gaston-Couté a pris le relais de celle sur l’anarcho-syndicalisme dans le Nord et celle sur l’Espagne libertaire…), mais nous parlions de dispositif car le centre est continuellement en prise sur l’animation extérieure. Il assure depuis quatre ans l’émission « La voix sans maître », tous les vendredis soirs de 20 h 30 à 22 h sur Radio-Campus (91.4 MHz). Il a également animé une rétrospective Pasolini, en collaboration avec les cahiers Gai-Kitsch-Camp, les cinémas Le Méliès et Le Kino et l’Institut culturel italien, où nous nous sommes attachés à montrer la dimension révolutionnaire de son œuvre. Quatre conférences pour une audience d’environ 1 000 personnes, voilà une belle popularisation des thèses anarchistes. D’autant que l’action s’inscrit là dans une dynamique. L’an dernier, nous animions, pendant le Festival des Trois Mondes, un débat sur l’autogestion dans les pays du Sud après le film Quilombo du cinéaste brésilien Carlo Dieges. Alors, tu le vois, le CCL n’est pas un espace clos où l’on se réfugie frileusement dans l’entre-soi anarchiste, comme en dehors du monde. C’est un dispositif de rassemblement sans doute, mais c’est aussi une sorte de base pour des « raids » anarchistes dans la vie culturelle et sociale locale.
ML : Pourtant, vos conférences, qui tentent sans doute depuis quatre ans d’inscrire l’anarchisme dans le présent, ne s’adressent-elles pas en premier lieu, à des sympathisants libertaires ?
NB : Oui et non. Bien sûr, lorsqu’avec Marc Prêvotel nous débattions de l’anticléricalisme, lorsqu’avec Jean-Marc Raynaud et Claude Sigala nous explorions les voies d’une éducation libertaire, ou bien quand avec Gaetano Manfredonia et Willy Pelletier nous rappelions les bases élémentaires de l’anarchisme, nous conversions essentiellement avec des sympathisants. L’audience s’était élargie, quand avec Hélène Hernandez et B. Lacroix, professeur de Science politique à Paris X, nous questionnions les mouvements estudiantin et cheminot de 1986-1987, ou quand avec le Syndicat de la Médecine générale ou le Syndicat des Avocats de France nous tentions d’apercevoir concrètement de nouvelles organisations du monde social, ou encore lorsqu’avec Vladimir Borissov, puis avec Alexandre Tchoukalev nous montrions les limites de la perestroïka et les chances d’une renouveau libertaire à l’Est. Mais, quand par exemple, dans la rue, nous dénoncions par tract la venue de Bernard-Henry Lévy dans le Nord, cet intellectuel poseur et conservateur, ce n’était pas les seuls anarchistes qui étaient ciblés.
ML : Question embarrassante : le Centre culturel libertaire fonctionne-t-il vraiment de manière libertaire ?
NB : N’évacuons pas le débat et distinguons deux phases : c’est vrai que durant trois ans, le CCL, dont les locaux furent achetés par un membre du groupe Benoît-Broutchoux et aménagés collectivement par le groupe, fut essentiellement animé et géré par ce groupe de la FA. C’était pratique, c’était difficile. Mais en théorie anarchiste, ce n’était pas pleinement satisfaisant, d’abord parce que qu’il existe deux groupes de la fédération anarchiste sur Lille, et d’autre part, parce que des associations utilisatrices du centre se doivent évidemment d’avoir voix au chapitre. C’est pourquoi, nous avons décidé d’initier une nouvelle formule ouverte et autogérée. Maintenant, le centre est géré par l’Union locale CNT, les groupes Alternatives anarchistes et Humeurs Noires de la Fédération anarchiste, « Les Flamands Roses » et l’Association zaïroise pour le développement et les libertés (AZADEL), ainsi que par de nombreux individuels FA et sympathisants libertaires. Donc, le centre est, aujourd’hui, plus que jamais ouvert, et plus que jamais anarchiste. Si un réseau (fédéralement organisé) de lieux libertaires de ce type pouvait nationalement, comme internationalement, se construire, il ne fait aucun doute que nous aurions déjà réussi à inscrire l’anarchisme en actes et au quotidien et que nous dispose-rions de bases très efficaces pour l’action.
Propos recueillis par Cécile Coeffe